LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Léon Tolstoï
(Толстой Лев Николаевич)
1828 – 1910
LE PÈRE SERGE
(Отец Сергий)
1911
Traduction de J. Wladimir Bienstock, Le Père Serge et autres contes,
Paris, Nelson, 1912.
TABLE
DANS la décade des années 40, il arriva à Pétersbourg un événement qui étonna tout le monde : le commandant du régiment des cuirassiers de l’empereur, le beau prince à qui tous prédisaient qu’il serait l’aide de camp de l’empereur Nicolas Ier, et que la carrière la plus brillante l’attendait près de Sa Majesté, un mois avant la date fixée pour son mariage avec une demoiselle d’honneur, jeune fille d’une beauté remarquable, et qui jouissait de la faveur particulière de l’impératrice, donnait sa démission, rompait avec sa fiancée, faisait don de sa petite propriété à sa sœur, et se retirait au couvent dans l’intention de se faire moine.
Cet événement paraissait extraordinaire, inexplicable, pour qui n’en connaissait pas les raisons intimes. Mais pour le prince Stepan Kassatzky tout cela était arrivé si naturellement qu’il ne pouvait même se représenter comment il aurait pu agir autrement.
Quand son père, colonel de la garde en retraite, mourut, il n’avait encore que douze ans. Quelque pénible qu’il fût pour sa mère de ne pas garder son fils près d’elle, elle ne crut pas devoir enfreindre la volonté de défunt son mari, qui avait recommandé, en cas de sa mort, de ne pas garder son fils à la maison, mais de l’envoyer au Corps des Cadets. Et elle l’y envoya.
Quant à la veuve, elle se rendit à Pétersbourg avec sa fille Varvara, afin de vivre là où était son fils et de l’avoir près d’elle les jours de sortie.
L’enfant était brillamment doué et avait beaucoup d’amour-propre, aussi était-il le premier en tout, surtout en mathématiques, pour lesquelles il avait des dispositions particulières, ainsi que pour les exercices militaires et l’équitation.
Malgré sa taille bien au-dessus de la moyenne, il était beau et agile. Outre cela, par sa conduite, il eût été un élève modèle, s’il n’avait eu contre lui son emportement. Il ne buvait pas, ne faisait pas la noce, et était remarquablement loyal. La seule chose qui l’empêchait d’être un modèle tout à fait parfait c’étaient les accès de colère qui le prenaient par moments, et au cours desquels il perdait complètement possession de soi-même et devenait une véritable brute. Une fois, il avait failli jeter par la fenêtre un cadet qui s’était moqué de sa collection de minéraux. Une autre fois il se jeta sur un officier, et on disait qu’il l’avait frappé, parce que celui-ci niait ses propres paroles et disait un mensonge. Il eût été sûrement dégradé si le Directeur du Corps n’avait étouffé l’affaire et renvoyé l’officier.
À dix-huit ans, il sortit officier et entra dans le régiment aristocratique de la garde. L’empereur Nicolas Pavlovitch l’avait vu quand il était au Corps, et le distingua au régiment ; de sorte qu’on lui prédisait qu’il deviendrait aide de camp de l’empereur. Et Kassatzky le désirait fortement, non seulement par ambition, mais parce que, encore du temps qu’il était au Corps, il aimait passionnément, précisément passionnément, l’empereur Nicolas. Chaque fois que celui-ci venait chez les Cadets, et il y venait souvent, chaque fois que sa haute et forte personne en tunique militaire s’avançait d’un pas énergique, la poitrine bombée, le nez aquilin surmontant la moustache, et les favoris taillés, et que, de sa voix puissante, il saluait les Cadets, chaque fois Kassatzky ressentait l’enthousiasme d’un amoureux, juste pareil à celui qu’il éprouvait plus tard quand il rencontrait l’objet de sa flamme. Seulement l’enthousiasme amoureux suscité par Nicolas Pavlovitch était plus fort. Il aurait voulu pouvoir lui montrer son dévouement sans bornes, faire pour lui un sacrifice quelconque, sacrifier tout, sacrifier sa personne. L’empereur savait qu’il excitait cet enthousiasme, et il le provoquait exprès. Il jouait avec les Cadets, s’entourait d’eux, s’entretenait avec eux, tantôt simplement, comme un enfant, tantôt amicalement, tantôt majestueusement et solennellement. Après sa dernière histoire avec l’officier, l’empereur n’avait rien dit à Kassatzky, mais celui-ci s’étant approché de lui, il l’avait écarté d’un geste théâtral, et, les sourcils froncés, l’avait menacé du doigt ; puis, en partant, il avait dit : « Sachez que je sais tout, mais il y a des choses que je ne désire pas connaître. Seulement elles sont là, » et il avait indiqué son cœur.
Quand les Cadets qui avaient terminé leurs études se présentèrent à l’empereur, il ne fit aucune allusion à cet incident, et, comme toujours, il leur dit qu’ils pouvaient s’adresser directement à lui, il leur recommanda de servir fidèlement et sa personne et sa patrie, et ajouta qu’il serait toujours leur plus grand ami. Tous étaient touchés, et Kassatzky, se rappelant le passé, pleura à chaudes larmes, et prêta le serment de servir de toutes ses forces son tzar bien aimé.
Quand Kassatzky entra au régiment, sa mère alla vivre avec sa fille, d’abord à Moscou, ensuite à la campagne. Kassatzky donna à sa sœur la moitié de sa fortune, et ce qui lui restait était juste suffisant pour subvenir à ses dépenses dans ce régiment aristocratique où il servait.
Extérieurement, Kassatzky avait l’air d’un de ces jeunes et brillants officiers de la garde, qui savent se pousser dans la carrière. Mais dans son âme, depuis l’enfance, se passait un travail très complexe et très pénible, qui paraissait très varié, mais qui, en réalité, était toujours le même, et consistait à atteindre la perfection et la réussite en tout ce qu’il entreprenait et à mériter les louanges et l’admiration d’autrui. S’agissait-il d’exercices militaires, de sciences, il s’y acharnait jusqu’à ce qu’il méritât les louanges et qu’on le donnât en exemple aux autres. Dès qu’il avait réussi en une chose il se mettait à une autre. Il était arrivé ainsi à être le premier en sciences„ Ayant remarqué, une fois, quand il était au Corps, qu’il avait fait un contresens dans une conversation en français, il se mit à travailler et bientôt il sut le français aussi bien que le russe. S’étant mis à apprendre le jeu des échecs, il arriva, étant encore cadet, à jouer à la perfection.
Sauf le but principal de la vie, qui, pour lui, consistait à servir le tzar et la patrie, il avait toujours devant lui un autre but, et, quelque minime qu’il fût, il s’y consacrait tout entier et ne vivait que pour lui jusqu’à ce qu’il l’eût atteint.
Mais aussitôt que le but fixé était atteint, il s’en trouvait un autre pour remplacer l’ancien. Cette aspiration à se distinguer, et, pour se distinguer, à atteindre un but fixé d’avance, remplissait toute sa vie. Ainsi, quand il fut promu officier, il se donna comme but de connaître à la perfection tous les détails du service, et, très vite, il devint un officier modèle, malgré que son défaut, l’emportement, qui de nouveau se montrait dans son service, l’entraînât à commettre des actes fâcheux et nuisibles pour sa carrière.
Une autre fois, ayant senti, au cours d’une conversation mondaine, son manque d’instruction générale, il lui vint l’idée d’y suppléer. Il se mit à étudier, et il arriva à ce qu’il désirait. Ensuite il eut l’idée de se créer une situation brillante dans la haute société, et il apprit à danser ; il dansa bientôt admirablement, et bien vite fut invité à tous les grands bals et à quelques soirées intimes. Mais cette situation ne le satisfaisait pas. Il était habitué d’être le premier, et, dans cette sphère, il était loin d’occuper cette place. La haute société de cette époque se composait, et je pense que toujours et partout elle se compose de même, de quatre catégories de gens : la première, celle des gens riches et des courtisans ; la deuxième, celle des personnes sans fortune mais qui étaient nées et avaient vécu à la cour ; la troisième, celle des gens riches, qui singeaient la société de la cour ; la quatrième, celle des gens non riches, n’appartenant pas à la cour, mais qui singeaient ceux des deux premières catégories.
Kassatzky n’appartenait pas aux premières. Il était reçu volontiers dans les deux dernières catégories. Dès qu’il commença à fréquenter dans la haute société il se donna comme but une liaison avec une femme du monde, et, à sa grande surprise, il l’atteignit très rapidement. Mais il remarqua bientôt que le cercle dans lequel il était reçu était un cercle inférieur, qu’il y en avait de supérieurs, et que dans le milieu de la cour, où cependant on le recevait, il était un étranger. On était poli avec lui, mais la façon de recevoir montrait qu’on avait les siens et qu’il n’était pas de ceux-là. Or, Kassatzky voulait se trouver là chez lui. Pour cela il fallait être aide de camp, ce qu’il attendait, ou épouser une jeune fille appartenant à ce milieu. C’est ce qu’il résolut de faire. Il porta son choix sur une jeune fille d’une rare beauté, admise à la cour, non seulement chez elle dans cette société où il voulait entrer, mais de laquelle tâchaient de se rapprocher les gens les plus haut placés de ce milieu supérieur. C’était la comtesse Korotkova. Kassatzky commença à faire la cour à Mlle Korotkova, uniquement pour sa carrière. Mais elle était extraordinairement attrayante, et bientôt il en devint amoureux. D’abord elle fut très froide avec lui, mais subitement tout changea : elle se montra très tendre et sa mère l’invita très souvent. Kassatzky fit sa demande et fut agréé. Il était étonné de la facilité avec laquelle il avait obtenu ce bonheur, et aussi de quelque chose de particulier, de bizarre, dans les rapports de la mère et de la fille. Il était très amoureux et aveuglé, ce qui l’empêcha d’apprendre ce que toute la ville connaissait, qu’un an auparavant sa fiancée était la maîtresse de l’empereur Nicolas.
Deux semaines avant le jour fixé pour le mariage, Kassatzky était à Tzarskoié Sélo, dans la villa de sa fiancée. C’était une chaude journée de mai. Les fiancés, après s’être promenés dans le jardin, s’étaient assis sur un banc, dans une ombreuse allée de tilleuls. Mary était particulièrement belle en sa robe de mousseline blanche. Elle semblait la personnification de l’innocence et de l’amour. Elle était assise, tantôt baissant la tête, tantôt jetant un regard sur le grand bel homme qui lui parlait avec une tendresse particulière, avec délicatesse, ayant peur d’un geste, d’un mot, de blesser, de ternir la pureté angélique de sa fiancée. Kassatzky appartenait à cette génération des hommes des années 40, qui n’existe plus maintenant et qui, admettant pour eux-mêmes, consciemment, et ne blâmant pas, dans leur for intérieur, l’impureté sous le rapport sexuel, exigeaient de la femme une pureté idéale, céleste, et reconnaissant cette pureté céleste en chaque jeune fille de leur milieu, se tenaient en conséquence avec elle.
Dans cette opinion il y avait bien une part de fausseté et quelque chose de nuisible, surtout dans cette dépravation que les hommes se permettaient, mais, envers les femmes, cette opinion se distinguait nettement de celle des jeunes gens de notre époque qui voient en chaque jeune fille une femelle. Et je pense qu’une pareille opinion était utile. Devant une telle vénération, les jeunes filles tâchaient d’être plus ou moins des déesses.
Kassatzky avait précisément une pareille opinion des femmes, et regardait ainsi sa fiancée. Ce jour-là, il était particulièrement amoureux de sa fiancée sans éprouver aucun désir sensuel. Au contraire, il la regardait avec attendrissement, comme une créature inaccessible. Il se leva devant elle, dans toute sa haute taille, les deux mains appuyées sur son sabre.
— J’ai compris maintenant seulement tout le bonheur qu’un homme peut éprouver. Et c’est vous, c’est toi... dit-il en souriant timidement, qui me l’as donné.
Il était encore dans cette période quand le toi ne lui était pas habituel, et, comme il la regardait moralement de bas en haut, il avait peur de tutoyer cet ange.
— Je me suis connu moi-même, grâce... à toi. J’ai appris que je suis meilleur que je ne pensais.
— Je le sais depuis longtemps. C’est pourquoi je vous ai aimé.
Le rossignol chantait quelque part dans le voisinage ; le feuillage des arbres était agité par un vent léger.
Il prit sa main, la baisa, et des larmes parurent dans ses yeux. Elle comprit qu’il la remerciait de lui avoir dit qu’elle l’aimait. Il fit quelques pas sans but, ensuite s’approcha d’elle et s’assit.
— Vous savez, tu sais... Eh bien, cela ne fait rien. Je me suis rapproché de toi non sans arrière-pensée. Je voulais me poser dans la société, mais ensuite... Combien mesquin m’a paru ce but en comparaison avec toi, quand je t’ai connue ! Cela ne te fâche pas ?
Elle ne répondit pas, se contentant de lui toucher la main. Il comprit que ce geste signifiait : Non, je ne me fâche pas.
— Oui, voilà, tu as dit... — Il s’arrêta, ce qu’il allait prononcer lui paraissant trop audacieux. — ... Tu as dit que tu m’as aimé. Je le crois, mais, pardonne-moi, il y a quelque chose qui te trouble et qui te gêne. Qu’est-ce ?
« Maintenant ou jamais, pensa-t-elle. Du reste c’est la même chose, il le saura, mais maintenant il ne s’en ira pas. Ah ! s’il s’en allait, ce serait terrible ! » Et, d’un œil amoureux, elle regardait toute sa grande, noble et forte personne. Elle l’aimait maintenant plus que Nicolas Ier.
— Écoutez... Je ne puis pas vous celer la vérité... Je dois vous dire tout. Vous demandez ce qu’il y a ? Il y a que j’ai aimé...
Elle posa sa main sur la sienne d’un geste suppliant. Il se tut.
— Vous voulez savoir qui ? Lui. L’empereur.
— Nous tous l’aimons. J’imagine que quand vous étiez au pensionnat...
— Non, après. Ce fut une folie... mais cela est passé... Mais je dois dire...
— Eh bien, quoi ?
— Non, ce ne fut pas simplement... — De sa main elle se couvrit le visage.
— Comment ? Vous vous êtes donnée à lui ?
Elle se tut.
— Vous avez été sa maîtresse ?
Elle se taisait toujours.
Il bondit, pâle comme un mort, et, les lèvres tremblantes, se tint devant elle. Il se rappelait maintenant comment Nicolas Pavlovitch, l’ayant rencontré sur la perspective Nevsky, l’avait félicité tendrement.
— Mon Dieu ! Qu’ai-je fait !
— Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas ! Oh ! que je souffre !
Il se détourna d’elle et alla à la maison. Là il rencontra la mère.
— Qu’avez-vous, prince ? Elle s’arrêta en remarquant son visage auquel tout son sang avait afflué.
— Vous le saviez, et vous avez voulu que moi, je couvre cela... Ah ! si vous n’étiez pas une femme ! s’écria-t-il en levant sur elle son énorme poing ; et, se détournant, il s’enfuit.
Si l’amant de sa fiancée avait été un homme quelconque, il l’aurait tué. Mais c’était le tzar adoré !
Le lendemain il demanda un congé et donna sa démission. Il se dit malade pour ne voir personne, et il partit pour la campagne.
Il passa l’été dans sa propriété et arrangea ses affaires. À la fin de l’été, il ne retourna pas à Pétersbourg, mais alla au couvent où il entra comme moine.
Sa mère lui écrivit pour tâcher de le dissuader de ce pas décisif. Il lui répondit que la vocation religieuse était supérieure à toute autre considération, et qu’il la sentait en lui. Seule, sa sœur, aussi orgueilleuse et aussi ambitieuse que son frère, le comprenait.
Et elle le comprenait parfaitement bien. En devenant moine, fi montrait qu’il méprisait tout ce qui paraissait si important aux autres, et à lui-même pendant qu’il était au service ; et il se plaçait à une hauteur nouvelle de laquelle il pouvait regarder, de haut en bas, les gens qu’auparavant il enviait. Mais ce n’était pas ce sentiment seul, comme le pensait sa sœur Varvara, qui le guidait. En lui était encore un autre sentiment vraiment religieux, celui-là qu’elle ne soupçonnait point, et qui s’ajoutait au sentiment d’orgueil.
Le désenchantement que lui avait causé Mary, sa fiancée, qu’il se représentait comme un ange, et l’offense qui lui avait été faite, étaient si vifs qu’ils l’avaient conduit au désespoir, et le désespoir l’avait amené à Dieu, à la foi enfantine qui était demeurée en lui intacte.
Le jour de l’Intercession de la Sainte-Vierge, Kassatzky entra au couvent, afin de s’élever au-dessus de ceux qui avaient voulu lui montrer qu’ils étaient plus haut que lui.
Le supérieur du couvent, un gentilhomme, était un savant religieux, un écrivain, qui appartenait à cette lignée de moines, sortie de Valachie, qui se soumettent absolument au maître qu’ils ont choisi.
Le supérieur était le disciple d’un religieux très connu, Ambroise, lui-même disciple de Macaire qui était disciple de Léonide, disciple de Païssi Velitchkovsky.
Kassatzky se soumit à ce supérieur comme à son maître. Outre la conscience de sa supériorité sur les autres que Kassatzky éprouva au couvent, là comme partout ailleurs, il trouva de la joie à atteindre la perfection la plus grande aussi bien intérieure qu extérieure. De même qu’au régiment il était non seulement un officier parfait, mais encore faisait plus qu’on exigeait de lui, de même il tâchait d’être un moine parfait : travaillant toujours, sobre, doux, et, principalement, pur, non seulement dans les actes mais en pensées, et enfin humble. Cette dernière qualité surtout, lui allégeait la vie. Si certaines exigences de la vie au couvent, qui était proche de la capitale et qu’on visitait beaucoup, ne lui plaisaient pas, le scandalisaient, tout cela était effacé par l’humilité : « Ce n’est pas mon affaire de discuter ; mon affaire est d’exécuter ce qui m’est ordonné, que ce soit la veillée devant les saintes reliques, le chant dans le chœur ou la comptabilité de l’hospice. »
La possibilité du doute en n’importe quoi était écartée par la même humilité devant le supérieur. Sans cette humilité il eût été ennuyé de la longueur et de la monotonie des exercices religieux, des allées et venues des visiteurs et des défauts de la confrérie ; tandis qu’il supportait tout cela, non seulement joyeusement, mais cela faisait la consolation et le soutien de sa vie. « Je ne sais pas pourquoi il faut écouter plusieurs fois par jour les mêmes prières, mais je sais que cela est nécessaire, et, sachant que c’est nécessaire, j’y trouve la joie. » Le supérieur lui avait dit que de même que la nourriture matérielle est nécessaire pour soutenir la vie du corps, de même la nourriture spirituelle — la prière à l’église — est nécessaire pour soutenir la vie de l’âme. Il le croyait, et le service religieux qui l’obligeait à se lever de très bonne heure, ce qui parfois lui était dur, lui apportait le calme et la joie. La conscience de son humilité, l’accomplissement, sans discuter, d’actes tous prescrits par le supérieur, le rendaient heureux.
L’intérêt de sa vie consistait non seulement en une soumission de plus en plus grande de sa volonté, en une humilité de plus en plus profonde, mais aussi dans l’atteinte de toutes les vertus chrétiennes qui, les premiers temps, lui paraissaient facilement accessibles.
Il avait donné tout ce qu’il possédait au couvent et ne le regrettait pas. Il n’avait pas de paresse, l’humilité devant les inférieurs lui était non seulement facile mais lui donnait de la joie ; même la victoire sur le péché de luxure ainsi que sur la cupidité, il l’obtenait très facilement.
Le supérieur le mettait en garde surtout contre la luxure, mais Kassatzky se réjouissait d’être affranchi de ce péché. Seul le souvenir de sa fiancée le tourmentait, et non seulement le souvenir mais la représentation vivante de ce qui aurait pu être. Il se représentait malgré lui une favorite de l’empereur qu’il avait connue, qui ensuite s’était mariée et était devenue une très bonne épouse et mère de famille. Son mari occupait une très grande situation, avait le pouvoir, les honneurs et une bonne épouse repentie.
À ses bons moments ces pensées ne troublaient pas Kassatzky. Quand elles lui venaient alors, il se réjouissait de s’être affranchi de ces séductions. Mais à certains moments, s’effaçait tout ce de quoi, maintenant, il vivait. Il ne cessait pas de croire en ce qui faisait sa vie, mais il cessait de le voir, et alors le souvenir et, chose terrible à dire, le regret de sa conversion, le saisissait.
Le seul moyen d’échapper à cela c’était l’obéissance et le travail ; la journée toute remplie par la prière. Comme il en avait l’habitude, il se prosternait jusqu’à terre, il priait même plus que les autres jours, mais il priait avec son corps seul, l’âme n’y était pas, et cela durait un jour, parfois deux jours, et ensuite passait. Mais ces journées étaient terribles. Kassatzky sentait qu’il n’était plus maître de soi, qu’il n’était pas même au pouvoir de Dieu, mais au pouvoir de quelque étranger ; et tout ce qu’il pouvait faire et faisait en ces moments, ce que lui conseillaient ses supérieurs, c’était de se tenir sur ses gardes, de ne rien entreprendre et d’attendre.
En général, pendant cette période, Kassatzky vivait, non par sa volonté, mais par celle de son supérieur. Et en cette humilité il trouvait un calme particulier.
Kassatzky passa ainsi sept années dans le premier couvent où il était entré. À la fin de la troisième année il fut consacré moine-prêtre sous le nom de Serge. Cette consécration était un événement très important pour lui. Autrefois il éprouvait, quand il communiait, une grande consolation, un véritable transport spirituel. Maintenant que lui-même officiait, l’acte de l’oblation le mettait en un état d’enthousiasme attendri. Mais par la suite ce sentiment s’émoussa de plus en plus. Une fois il lui arriva d’officier en cet état d’esprit opprimé dans lequel il se trouvait ; il sentit alors que son enthousiasme disparaissait. Et, en effet, il s’affaiblit, et l’habitude seule demeura.
En général, au cours de la septième année de sa vie monacale Serge commença à éprouver de l’ennui. Tout ce qu’il fallait apprendre, tout ce qu’il fallait atteindre, il l’avait atteint, et il n’avait plus rien à faire. Mais, en revanche, l’esprit d humilité grandissait en lui de plus en plus. À cette époque il apprit la mort de sa mère et le mariage de Mary, et reçut les deux nouvelles avec indifférence. Toute son attention, tout son intérêt étaient concentrés sur sa vie intérieure.
La quatrième année de son séjour au couvent, l’archevêque s’était montré particulièrement bienveillant à son égard et le supérieur lui avait dit qu’il ne devait pas refuser un emploi plus élevé si on l’y nommait. Alors l’ambition monacale, celle qui lui répugnait tant chez les moines, s’éveilla en lui. On le nomma dans un couvent très proche de la capitale. Il voulut refuser, mais le supérieur lui ordonna d’accepter cette nomination. Il l’accepta, fit ses adieux à son maître et alla dans l’autre couvent.
Ce passage dans le couvent de la capitale était un événement très important dans la vie de Serge. Il trouvait là de nombreuses tentations, et il devait employer toutes ses forces à lutter contre elles.
Dans l’ancien couvent la tentation de la femme tourmentait très peu Serge ; ici, cette tentation s’éveilla en lui avec une force terrible et arriva à un tel point qu’elle reçut même une forme très définie. Une dame, connue par sa mauvaise conduite, se mit à flatter Serge. Elle s’entretenait avec lui, et lui demandait de venir chez elle. Serge refusa nettement, mais il était horrifié de la netteté de son désir. Il en était si effrayé qu’il écrivit à ce propos à son maître. C’était peu. Pour se discipliner il appela son jeune novice, et, vainquant sa honte, il lui avoua sa faiblesse et le pria de le surveiller et de ne le laisser aller nulle part, sauf pour le service, hors du couvent.
Une autre très grande tentation pour Serge était celle-ci : le supérieur du couvent, un homme très habile, très mondain, qui faisait sa carrière ecclésiastique, lui était au plus haut degré antipathique. Le père Serge essayait par tous les moyens de vaincre cette antipathie et n’y pouvait parvenir. Il s’humiliait, mais au fond de son âme, il ne cessait de le blâmer. Et une fois, au cours de la deuxième année de son séjour dans le nouveau couvent, ce mauvais sentiment éclata. C’était le jour de l’Intercession de la Sainte-Vierge ; on disait les vêpres dans la grande église. Beaucoup de personnes étaient venues de la ville. Le supérieur lui-même officiait. Le père Serge, à sa place habituelle, priait, c’est-à-dire était en cet état de lutte dans lequel il se trouvait toujours pendant le service, surtout quand il avait lieu dans la grande église. La lutte qu’il soutenait était due à ce que les visiteurs, les messieurs et surtout les dames, l’irritaient. Il tâchait de ne pas voir, de ne pas remarquer ce qui se faisait, de ne pas voir comment un soldat qui accompagnait des dames, bousculait le peuple ; comment les dames se montraient les moines, souvent lui-même et un autre moine très connu et très beau. Il mettait toute son attention à ne rien voir, sauf la clarté des cierges sur l’autel, les icônes et les officiants ; de ne rien entendre, sauf les paroles des prières récitées et chantées ; et de n’éprouver aucun autre sentiment sauf l’oubli de soi-même, ou la conscience de l’accomplissement de son devoir, sentiment qu’il éprouvait toujours en écoutant et répétant d’avance les prières entendues tant de fois.
Il restait ainsi debout, s’inclinant, se signant et luttant quand c’était nécessaire, lorsque le trésorier, le père Nicodème, — encore une grande tentation pour le père Serge qui lui reprochait involontairement sa flatterie envers les supérieurs, — s’approcha de lui, et le saluant en pliant le corps en deux, lui dit que le supérieur le priait de venir dans le sanctuaire.
Le père Serge ajusta sa robe, mit son bonnet, et, avec précaution, se fraya un chemin à travers la foule.
— Lise, regarde à droite ; c’est lui, dit une voix de femme qu’il entendit.
— Où ? Où ? Il n’est pas tellement beau.
Il savait qu’on parlait de lui. Il entendit et, comme toujours en pareil cas, il répéta les paroles : « Ne nous laisse pas succomber à la tentation, » et, la tête et les yeux baissés, il passa devant l’ambon, contourna les chanoines, en passant devant l’iconostase, et entra par la porte du nord.
En entrant dans le sanctuaire, il fit par habitude un large signe de croix en s’inclinant profondément devant l’icône, ensuite leva la tête et regarda le supérieur, près duquel se tenait un personnage en uniforme brillant ; et sur tous deux il jeta un regard du coin de l’œil.
Le supérieur, vêtu des ornements des grandes fêtes, se trouvait près du mur ; il retirait de dessous sa chasuble ses bras courts et gras qu’il posa sur son gros corps et son ventre, et, en essuyant les galons de sa chasuble et souriant, il dit quelque chose à un militaire en uniforme de général, avec les aiguillettes et le chiffre d’aide de camp de l’empereur, que le père Serge avait remarqués aussitôt avec son œil d’ancien militaire. Ce général avait été colonel du régiment dans lequel avait servi Serge. Maintenant, évidemment, il occupait une haute situation. Le père Serge avait remarqué aussitôt que le supérieur savait cela, qu’il en était heureux, et que c’était pourquoi sa large tête rouge, chauve, brillait ainsi. Cela offensa et attrista le père Serge, et son mécontentement s’accrut encore quand il vit que son supérieur l’avait appelé uniquement pour satisfaire la curiosité du général, qui, disait-il, avait désiré voir son ancien camarade.
— Je suis très heureux de vous voir dans cette image de l’ange, dit le général en lui tendant la main. — J’espère que vous n’avez pas oublié votre ancien camarade ?
Le visage rouge et souriant du supérieur qui semblait approuver les paroles du général, le gros visage soigné de celui-ci, son air satisfait, l’odeur de vin émanant de sa bouche, et celle de cigare de ses favoris, tout cela mit le père Serge hors de soi. Il salua de nouveau le supérieur et dit :
— Votre Éminence m’avait fait appeler ? — Puis il s’arrêta, demandant par toute l’expression de son visage et de ses yeux : « Pourquoi ? »
— Oui ; pour voir le général, dit le supérieur.
— Votre Éminence, je me suis retiré du monde pour échapper à ses séductions, dit-il, pâle, les lèvres tremblantes ; pourquoi donc me soumettez-vous à la tentation, ici, dans le temple de Dieu, pendant les prières ?
— Va, va, dit le supérieur, en s’empourprant et les sourcils froncés.
Le lendemain, le père Serge demanda pardon au supérieur et à la confrérie, pour son orgueil, mais, en même temps, après la nuit passée en prières, il avait résolu qu’il devait quitter ce couvent.
Il écrivit dans ce sens à son maître, le suppliant de lui permettre de retourner près de lui. Il écrivait qu’il sentait sa faiblesse, son incapacité à lutter seul sans l’aide de son maître contre les tentations, et il se repentait de son péché d’orgueil.
Par retour du courrier il reçut la lettre de son maître, dans laquelle celui-ci lui écrivait que la cause de tout cela était son orgueil. Le religieux lui expliquait que son emportement, sa colère, provenaient de ce qu’il s’était humilié, avait renoncé aux honneurs, non pour Dieu mais par orgueil :
« Voilà quel homme je suis, je n’ai besoin de rien ! » C’est pourquoi il n’avait pu supporter l’acte de son supérieur. « Voilà, j’ai renoncé à tout pour la gloire de Dieu, et on me montre comme une bête fauve ! Si tu avais renoncé à la gloire pour Dieu tu aurais supporté cela. C’est l’orgueil du monde qui n’est pas encore éteint en toi...
« J’ai beaucoup pensé à toi, mon fils Serge, j’ai prié, et voici ce que Dieu m’a inspiré à ton sujet : Vis comme auparavant et soumets-toi... »
« On vient d’apprendre qu’est mort dans son ermitage un reclus de vie sainte, Hilarion, retiré là depuis dix-huit ans. Le supérieur de l’ermitage nous demande s’il n’y aurait pas un de nos pères qui désirerait vivre ainsi. Et justement je reçois ta lettre. Va chez le père Païssi du couvent de T..., je lui ai écrit, et demande la permission d’occuper la cellule d’Hilarion. Ce n’est pas que tu puisses remplacer Hilarion, mais tu as besoin de la solitude pour dompter ton orgueil. Que Dieu te bénisse. »
Serge écouta son maître. Il montra sa lettre au supérieur en lui demandant la permission de partir. Il laissa au couvent les différentes choses qu’il possédait et se rendit à l’ermitage de T...
Le supérieur de l’ermitage de T..., d’origine marchande, reçut Serge avec beaucoup de calme et de simplicité, et le laissa seul. La cellule était aménagée dans une grotte creusée dans la montagne. Là était enseveli Hilarion. La loge du fond était le tombeau d’Hilarion ; la plus proche de la sortie était arrangée pour y vivre. Il y avait là une paillasse, une petite table, une étagère avec des icônes et des livres. À l’extérieur de la porte qui fermait ce réduit, était fixée une planchette. Sur cette planche, une fois par jour, un moine apportait du couvent la nourriture. Et le père Serge devint ermite.
Au carnaval de la deuxième année que Serge passait dans l’ermitage, une compagnie très joyeuse, des gens riches de la ville voisine, hommes et femmes, après avoir mangé beaucoup de crêpes et bu beaucoup de vin, partit faire une promenade en troïka. Cette compagnie était composée de deux avocats, d’un riche propriétaire terrien, d’un officier et de quatre dames. L’une d’elles était la femme de l’officier ; une autre, la femme du propriétaire ; la troisième, une jeune fille, était la sœur du propriétaire ; et la quatrième était une dame divorcée, d’une beauté remarquable, très riche, une originale qui étonnait et troublait toute la ville par ses extravagances.
Le temps était beau, la route unie comme un parquet. À dix verstes au delà de la ville la compagnie s’arrêta et l’on se mit à discuter où aller : retourner ou continuer ?
— Mais où mène ce chemin ? demanda M,ne Makovkina, la femme divorcée.
— À T..., qui est à douze verstes d’ici, répondit l’avocat qui faisait la cour à Mme Makovkina.
— Et puis ?
— Après à L..., en passant par le couvent.
— Là où vit le père Serge ? Oui.
— Kassatzky ? Le bel ermite ?
— Oui.
— Mesdames, messieurs, allons chez Kassatzky. À T... nous nous reposerons, nous souperons.
— Mais nous n’aurons pas le temps de retourner à la maison.
— Cela ne fait rien. On passera la nuit chez Kassatzky.
— Il est vrai qu’il y a là-bas l’hospice du couvent, et même très bon. J’y suis allé quand j’ai plaidé pour Makine.
— Non, moi je passerai la nuit chez Kassatzky.
— Non, madame, malgré toute votre puissance c’est impossible.
— Impossible ! Voulez-vous parier ?
— Ça va. Si vous passez la nuit chez lui, tout ce que vous voudrez.
— À discrétion ?
— Et de votre côté aussi ?
— Eh bien, partons ! On donna du vin aux cochers, on retira une caisse qui contenait des gâteaux, du vin, des bonbons ; les dames s’enveloppèrent en des pelisses blanches fourrées de peau de chien ; les cochers discutèrent qui irait en avant, et un jeune cocher, s’asseyant de côté, fit siffler un long fouet, les grelots tintèrent et les patins commencèrent à grincer.
Le traîneau se balançait un peu, le cheval de côté galopait gaîment ; la route unie fuyait rapidement ; le cocher agitait gaillardement les guides ; l’avocat et l’officier, assis en face l’un de l’autre, racontaient quelque blague à leur voisine, madame Makovkina. Mais celle-ci, serrée dans sa pelisse, était assise immobile et pensait : « Toujours la même chose et la plus vilaine : les visages rouges, luisants, avec l’odeur de vin et de tabac, les même paroles, les mêmes pensées, et tout tourne autour de la saleté. Eux tous sont contents ; ils sont sûrs qu’il faut agir ainsi, et qu’ils peuvent continuer à mener cette existence jusqu’à la mort. Moi je ne le puis pas. Je m’ennuie. J’ai besoin de quelque chose qui bouleverse tout cela. Comme ceux qui, à Saratof, étaient partis se promener et sont morts gelés. Qu’auraient fait ceux-ci ? Comment se conduiraient-ils ? Probablement lâchement, chacun pour soi. Et moi aussi, probablement, je me serais conduite lâchement. Mais, au moins, je suis belle. Ils le savent. Et ce moine ? Est-ce que lui ne comprend pas cela ? Ce n’est pas vrai. Ils ne comprennent que cette seule chose. C’est comme cet automne, avec ce cadet... Et quel imbécile il était... »
— Ivan Nicolaievitch, dit-elle.
— Qu’ordonnez-vous ?
— Quel âge a-t-il ?
— Qui ?
— Mais Kassatzky.
— Il paraît qu’il a passé la quarantaine.
— Et alors, il reçoit tout le monde ?
— Tout le monde, mais pas toujours.
— Couvrez-moi les jambes. Pas comme ça. Que vous êtes gauche ! Eh bien, encore, encore, voilà, comme ça. Et il est inutile de me serrer les jambes.
Ils arrivèrent ainsi jusqu’à la forêt où se trouvait l’ermitage.
Elle descendit, et leur ordonna de partir. Ils essayèrent de la détourner de son projet, mais elle se fâcha, et demanda à tous de s’en aller.
C’était la quatrième année déjà que le père Serge vivait en reclus. Il avait quarante-neuf ans. Sa vie était pénible. Ce n’était pas le jeûne et la prière qui la rendaient telle, ce n’était pas non plus le travail, c’était une lutte intérieure à laquelle il ne s’était pas attendu : le doute et le désir charnel. Il lui semblait que c’étaient là deux ennemis distincts tandis qu’en réalité ce n’en était qu’un seul. Aussitôt que disparaissait le doute, aussitôt disparaissait le désir. Mais il pensait qu’il s’agissait de deux démons différents et luttait contre eux séparément ; mais ses deux ennemis s’éveillaient en lui toujours ensemble.
« Mon Dieu ! Mon Dieu ! pensait-il. Pourquoi ne me donnes-tu pas la foi ? Le désir charnel ! Contre lui ont lutté Saint Antoine et les autres. Mais la foi ? Ils l’avaient, eux, tandis qu’il y a des minutes, des heures, des jours, quand je ne l’ai pas. Pourquoi l’univers, pourquoi son charme, s’il est plein de péchés, et s’il faut y renoncer ? Pourquoi as-tu créé cette séduction ? La tentation ! Mais n’est-ce pas une tentation de vouloir renoncer aux joies de ce monde et préparer quelque chose là-bas, où il n’y a rien ? » se disait-il ; et il ressentait du dégoût et de l’horreur pour soi-même. « Misérable, lâche ! Tu veux être un saint ! » commençait-il à s’injurier. Ensuite il se mettait à prier.
Une fois s’étant mis à prier, aussitôt il se vit lui-même, tel qu’il était au couvent, en bonnet, en robe de moine, l’air majestueux. Il hocha la tête : « Non, ce n’est pas cela. C’est une tromperie. Je puis tromper les autres, mais je ne puis tromper ni moi-même ni Dieu. Je ne suis pas un homme majestueux, je suis un misérable ! » Il écarta sa robe et regarda ses jambes maigres en caleçon.
Puis il rabattit les pans de sa robe et se mit à réciter les prières en se signant et se prosternant. « Est-ce que cette couche sera mon cercueil ? » récitait-il, et un diable quelconque lui chuchota : « La couche solitaire est un cercueil. » Mensonge ! Et, en imagination, il sentit les épaules de la veuve qui avait été sa maîtresse. Il se secoua et reprit sa lecture. Quand il eut terminé les Règles, il prit l’Évangile, l’ouvrit et trouva un passage qu’il répétait souvent et savait par cœur : « Je crois, Seigneur, fais que je vive selon ma foi. » Il repoussa tous les doutes qui l’assaillaient. De même qu’on installe un objet de façon qu’il ne perde pas l’équilibre, de même il installa de nouveau sa foi sur un support chancelant et s’en écarta prudemment afin de ne pas le heurter et le faire choir. Il répéta la prière qu’il récitait étant enfant, « Seigneur, prends, prends-moi » ; et il se sentit non seulement allégé mais joyeux et attendri. Il se signa, se coucha sur sa paillasse posée sur un banc étroit, glissa sous sa tête sa soutane d’été, et s’endormit. Dans le sommeil il lui sembla entendre un bruit de grelots. Il ne savait si c’était réalité ou rêve, mais soudain il fut éveillé par un coup donné à sa porte. Il se leva, n’en croyant pas ses oreilles. D’autres coups suivirent ; oui, c’était bien à sa porte qu’on frappait. Et il entendit une voix de femme. « Mon Dieu ! est-ce vrai ce que j’ai lu dans la vie des saints, que le diable prend l’aspect de la femme ? Oui ! c’est une voix de femme ; et une voix tendre, timide, charmante. » Pouah ! « Non, cela me paraît seulement, » se dit-il, et il alla dans le coin où était installé un petit autel, et s’agenouilla d’un mouvement habituel, méthodique, dans lequel il trouvait de la consolation et du plaisir. Il tomba à genoux, les cheveux couvrant son visage, et appuya son front nu sur le petit tapis posé sur le sol. (Du parquet venait du vent.) Il récita une prière qui — le père Pimen le lui avait dit — aidait à vaincre la suggestion diabolique. Il continuait à réciter, mais, malgré lui, il tendait son ouïe pour écouter. Il désirait entendre. Tout était calme. Les mêmes gouttes tombaient du toit dans le petit seau placé dans un coin. Dehors, il faisait noir, le brouillard assombrissait la neige. Tout était calme, et, tout d’un coup, un bruit se fit près de la fenêtre, et une voix claire — la même voix tendre, timide, qui ne pouvait appartenir qu’à une femme séduisante — prononça :
— Laissez-moi entrer, au nom du Christ.
Il lui sembla que tout son sang lui affluait au cœur et s’y arrêtait. Il ne pouvait respirer. « Que Dieu ressuscite et que ses ennemis périssent ! »
— Mais je ne suis pas le diable, entendit-il, et on sentait que les lèvres qui prononçaient cela souriaient. — Je ne suis pas le diable, je suis une simple femme, une pécheresse égarée, au sens propre et au sens figuré. (Elle rit.) J’ai froid et je demande asile.
Il approcha son visage de la vitre, mais la lumière de la lampe s’y reflétait ; il mit ses mains de chaque côté de son visage et regarda. Le brouillard, la neige, l’arbre, et voici, à sa droite, elle ! Oui, c’est elle, une femme dans une pelisse de longue fourrure blanche, en bonnet, avec un visage charmant, bon, effrayé. Elle est ici, tout près de lui, et penchée de son côté. Leurs regards se sont croisés et se sont reconnus. Ce n’est pas qu’ils se soient jamais vus. Ils ne se sont jamais rencontrés, mais, dans le regard qu’ils ont échangé, tous deux ont senti, lui surtout, qu’ils se connaissent et se comprennent. Après ce regard on ne pouvait plus avoir de doutes ; ce n’était pas une femme simple, bonne, charmante et timide, c’était le diable.
— Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous venue ? dit-il.
— Mais ouvrez, dit-elle avec la conscience de sa puissance. J’ai froid. Je vous dis que je suis égarée.
— Mais je suis un moine, un ermite.
— Qu’importe, ouvrez. Voulez-vous donc que je meure de froid sous votre fenêtre, pendant que vous priez ?
— Mais comment êtes-vous arrivée ici ?
— Oh ! je ne vous mangerai pas. Au nom de Dieu, laissez-moi entrer. Je suis toute gelée ! — Elle commençait à avoir peur. Elle prononça ces mots presqu’en pleurnichant.
Il s’éloigna de la fenêtre, regarda l’icône du Christ couronné d’épines.
« Seigneur Dieu, aide-moi ! Seigneur Dieu, secours-moi ! » prononça-t-il en se signant et saluant bas. Il s’approcha de la porte qui donnait sur le petit vestibule et l’ouvrit.
Dans le vestibule il tâta le verrou et commença à le tirer. De l’autre côté de la porte il entendait des pas. Elle allait de la fenêtre à la porte. « Aïe ! » s’écria-t-elle tout d’un coup. Il comprit qu’elle s’était embourbée dans une petite flaque qui se trouvait près de l’entrée. Ses mains tremblaient. Il ne pouvait tirer le verrou.
— Mais voyons, laissez-moi entrer. Je suis toute mouillée. Je suis transie. Vous pensez au salut de l’âme, et moi je suis presque morte.
Il tira le verrou, leva le loquet et, sans calculer ses mouvements, il poussa si fortement la porte, au dehors, qu’il lui donna un coup.
— Excusez-moi, dit-il tout d’un coup, retrouvant sa façon d’autrefois de parler aux dames.
Elle sourit en entendant cet « Excusez-moi ». « Il n’est pas si terrible », pensa-t-elle.
— Ce n’est rien, rien. C’est moi qui vous demande pardon, dit-elle en passant devant lui. Je n’aurais jamais osé... c’est un cas si particulier...
— S’il vous plaît, prononça-t-il, en la laissant passer devant lui. Une forte odeur de bon parfum, qu’il n’avait pas sentie depuis longtemps, le frappa. Elle traversa le vestibule et entra dans la cellule. Il ferma la porte extérieure sans mettre le verrou et la suivit.
« Seigneur, Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur ! Seigneur, aie pitié de moi ! » répétait-il sans cesse, non seulement mentalement, mais en remuant malgré lui les lèvres.
— Entrez, je vous prie, dit-il.
Elle était au milieu de la chambre ; l’eau gouttait sur le parquet, et elle l’examinait. Ses yeux riaient.
— Pardonnez-moi d’avoir troublé votre solitude ; mais voyez en quelle situation je me trouve. C’est arrivé parce que nous avons fait une promenade en troïka et que j’ai parié que j’arriverais seule de Vorobiovka à la ville. Mais je me suis égarée, et si je n’avais pas rencontré votre demeure... commença-t-elle à mentir.
Mais le visage de son interlocuteur la troublait, et, incapable de poursuivre, elle se tut.
Elle s’attendait à le voir tout autre. Il n’était pas si beau qu’elle se l’était imaginé, mais elle le trouvait beau : ses cheveux grisonnants, bouclés ; sa barbe, son nez fin, droit, ses yeux brûlants comme des charbons quand il regardait en face, la frappaient.
Il vit qu’elle mentait.
— Ah ! c’est ainsi, dit-il en baissant les yeux et jetant un regard sur elle. Je passerai à côté ; et vous, installez-vous ici. — Il prit la petite lampe, alluma une chandelle, et, la saluant bas, passa dans le petit réduit séparé par une cloison. Elle l’entendit qui remuait quelque chose là-bas. « Probablement qu’il se barricade contre moi », pensa-t-elle en souriant. Après avoir enlevé sa rotonde blanche garnie de zibeline, elle retira son bonnet qui s’accrochait à ses cheveux, et le châle qui l’enveloppait. Elle n’était pas du tout mouillée quand elle était devant la fenêtre ; elle l’avait dit alors uniquement pour qu’il la laissât entrer. Mais près de la porte, effectivement elle avait marché dans la flaque, et s’était mouillé la jambe gauche jusqu’au mollet ; sa chaussure était pleine d’eau. Elle s’assit sur la planche qui n’était couverte que d’un tapis et se mit à se déchausser. Ce logis lui parut charmant. La petite chambre large de trois archines et longue de quatre était nette comme un miroir ; elle renfermait simplement la couchette sur laquelle elle était assise, au-dessus de la couchette, une étagère avec des livres, et, dans le coin, un petit autel. Dans la porte étaient plantés des clous auxquels étaient suspendues sa pelisse et une robe de moine. Au-dessus de l’autel, était appendue l’image du Christ couronné d’épines, devant laquelle brûlait une petite veilleuse. Une odeur étrange d’huile, de sueur et de terre imprégnait la pièce. Tout lui plaisait, même cette odeur. Ses pieds mouillés l’inquiétaient surtout. Elle se mit à se déchausser hâtivement sans cesser de sourire, se réjouissant moins d’avoir atteint son but que de troubler, comme elle le voyait, cet homme charmant, étonnant, étrange, attirant.
« Il ne m’a pas ouvert tout de suite ; eh bien, ce n’est pas un malheur ! » se dit-elle.
— Père Serge ! Père Serge ! C’est bien ainsi qu’on vous appelle ?
— Que vous faut-il ? répondit une voix douce.
— Je vous prie de me pardonner d’avoir violé votre solitude, mais vraiment, je ne pouvais pas faire autrement. Je serais tombée malade. Et même encore je ne sais pas... Je suis toute mouillée, mes pieds sont glacés...
— Pardonnez-moi, répondit une voix douce ; je ne puis vous être utile en rien.
— Pour rien au monde je ne vous aurais troublé ; je ne resterai que jusqu’à l’aube.
Il ne répondit pas, et elle entendit qu’il murmurait quelque chose, évidemment une prière.
— Vous n’allez pas entrer ici ? demanda-t-elle en souriant. Je vous demande cela parce que j’ai besoin de me déshabiller pour me sécher.
Il ne répondit pas, et continuait, de l’autre côté de la cloison, à réciter ses prières d’une voix monotone.
« Oui, voilà un homme ! » pensa-t-elle en retirant à grand peine ses chaussures mouillées. Elle tirait une bottine, sans parvenir à l’enlever, et cela lui parut drôle. Elle se mit à rire imperceptiblement. Mais sachant qu’il l’entendait et que ce rire agirait sur lui précisément comme elle le voulait, elle rit plus haut, et son rire, gai, naturel, bon, produisit sur lui précisément l’effet qu’elle en attendait... « Oui, un homme pareil, on peut l’aimer. Ces yeux et ce visage simple, noble, et, quelque prière qu’il marmotte, passionné, » pensa-t-elle. « Nous autres femmes, on ne nous trompe pas. Lorsqu’il approcha son visage de la vitre et m’aperçut, il comprit et me reconnut. Le désir brilla dans ses yeux et y demeura. Il m’a aimée et désirée. Oui, désirée, » se dit-elle, après avoir enfin réussi à retirer sa chaussure et se préparant à enlever son bas. Mais pour ôter ses longs bas retenus par les jarretelles, il lui fallait relever ses jupes. Elle eut honte et prononça :
— N’entrez pas !
Mais derrière le mur il n’y eut aucune réponse ; le chuchotement régulier continuait, et l’on entendait encore un bruit de mouvements.
« Probablement qu’il se prosterne à terre, » pensa-t-elle.
« Mais cela ne fait rien. Il pense à moi comme je pense à lui. Avec le même sentiment il pense à ces jambes, » se disait-elle en retirant ses bas mouillés et s’asseyant sur la couchette, les pieds sous elle. Elle resta assise, les mains enserrant ses genoux et regardant pensivement devant elle, mais pour peu de temps. « Mais c’est un désert, et personne n’en saurait jamais rien ! »
Elle se leva, porta ses bas vers le poêle, et les suspendit à la bouche de chaleur, qui était d’une construction particulière. Ensuite, marchant légèrement, les pieds nus, elle retourna sur la couchette et s’y assit de nouveau, les pieds sous elle. De l’autre côté du mur tout était devenu calme. Elle regarda la montre minuscule qu’elle portait suspendue à son cou. Il était deux heures. « Les nôtres doivent venir vers trois heures. » Il restait une heure, pas plus. « Quoi ! Vais-je rester ici toute seule ! Quelle blague ! je ne le veux pas ; je vais l’appeler. »
— Père Serge ! Père Serge ! Serge Dmitrievitch ! Prince ! Kassatzky !
Derrière la porte régnait le silence.
— Écoutez. C’est cruel. Je ne vous eusse point appelé si je n’avais besoin. Je suis malade. Je ne sais pas ce que j’ai ; —prononça-t-elle d’une voix souffrante. — Oh ! oh ! gémit-elle en retombant sur la couchette. Et, chose bizarre, elle se sentit réellement souffrante, et des frissons de fièvre la secouèrent.
— Écoutez ! Venez à mon aide. Je ne sais pas ce que j’ai. Oh ! oh ! — Elle déboutonna sa robe, découvrit sa poitrine, et écarta ses bras nus jusqu’au coude. — Oh ! oh !
Tout ce temps, réfugié dans son réduit, il priait. Ayant dit toutes les prières du soir, maintenant il se tenait debout, immobile, les yeux fixant le bout de son nez, et, mentalement, il répétait « Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi ! »
Il avait tout entendu. Il avait entendu le froufrou de sa robe de soie, ses pas, pieds nus, sur le sol, ses frictions de bras et de jambes. Il sentait qu’il était faible et qu’il pouvait succomber d’un instant à l’autre. C’est pourquoi il priait sans cesse. Il éprouvait quelque chose d’analogue à ce que devait éprouver ce héros des contes condamné à marcher sans se retourner. Ainsi Serge écoutait et sentait que le danger, la perte, était là, en lui, autour de lui, et qu’il ne pouvait y échapper qu’en ne regardant pas un seul instant. À ce moment elle prononça :
— Écoutez, c’est cruel. Je puis mourir.
« Oui, j’irai, mais je ferai comme fit ce religieux qui, touchant d’une main la femme adultère, tenait l’autre sur une grille ardente. » Mais il n’y avait pas de grille. Il regarda autour de lui. La lampe ! Il avança un doigt au-dessus de la flamme et fronça les sourcils, se préparant à souffrir assez longtemps. Il lui semblait ne rien sentir, mais, tout d’un coup, avant même de se rendre compte s’il avait mal ou non, et quel était le mal, tout son être se crispa et il éloigna sa main en l’agitant. « Non, je ne le puis pas. »
— Au nom de Dieu, venez ! Je me meurs ! Oh !
« Quoi ! Succomberai-je ? Mais non ! »
— Je viens, prononça-t-il.
Il ouvrit sa porte, et, passant devant elle sans la regarder, gagna le vestibule, où il fendait son bois. Il tâta le billot sur lequel il fendait le bois et la hache appuyée au mur.
— Tout de suite, dit-il. Et prenant la hache de la main droite, il plaça sur le billot l’index de la main gauche et abattit la hache en frappant le doigt au-dessous de la deuxième phalange. Le doigt se détacha plus facilement que du bois, et, en tombant, se retourna, frappa contre le billot et roula sur le sol. Le père Serge entendit le bruit avant de sentir le mal, mais, avant qu’il ait eu le temps de se ressaisir, il éprouva une douleur brûlante et sentit la tiédeur du sang qui coulait. Il entortilla dans sa robe le tronçon du doigt, le serra contre son corps, et, rentrant dans la cellule, il s’arrêta devant la femme et lui demanda doucement :
— Qu’avez-vous ?
Elle regarda son visage pâle, remarqua un tremblement de sa joue gauche, et, tout d’un coup, elle eut honte. Elle bondit, saisit sa pelisse et s’en enveloppa.
— Oui, je souffre... J’ai pris froid... je... Père Serge, je...
Il leva sur elle ses yeux où brillait une lumière douce et joyeuse et dit :
— Chère sœur, pourquoi as-tu voulu perdre ton âme immortelle ? Les tentations doivent entrer dans le monde, mais malheur à celui par qui elles entrent. Prie Dieu de nous pardonner.
Elle l’écoutait et le regardait. Tout d’un coup, elle entendit le bruit d’un liquide quelconque tombant goutte à goutte. Elle le regarda et vit sur sa soutane le sang qui coulait de sa main.
— Que vous êtes-vous fait à la main ?
Elle se rappela le bruit qu’elle avait entendu, et, saisissant la lampe, elle courut dans le vestibule. Sur le sol elle aperçut le doigt ensanglanté. Plus pâle que lui, elle retourna pour lui dire quelque chose, mais doucement il passa dans le réduit et ferma derrière lui la porte.
— Pardonnez-moi, dit-elle, comment rachèterai-je mon péché ?
— Va-t’en.
— Laissez-moi panser votre blessure.
— Va-t’en d’ici.
Hâtivement et silencieusement elle s’habilla. Elle était assise, toute prête, en pelisse, et attendait. Du dehors arriva un bruit de grelots.
— Père Serge, pardonnez-moi.
— Va, Dieu te pardonnera.
— Père Serge, je changerai de vie ; ne m’abandonnez pas.
— Va-t’en.
— Pardonnez-moi et bénissez-moi.
— Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, entendit-on à travers la cloison. Va-t’en.
En sanglotant elle sortit de la cellule. L’avocat vint à sa rencontre.
— Eh bien, rien à faire ; j’ai perdu. Où montez-vous ?
— Cela m’est égal.
Elle s’assit dans la voiture, et, jusqu’à la maison, ne prononça pas une parole.
Un an plus tard, elle entrait au couvent, où elle vécut une vie sévère sous la direction de l’ermite qui lui écrivait de temps en temps.
Le père Serge vécut encore sept ans dans son ermitage. D’abord il recevait beaucoup de choses qu’on lui apportait : du thé, du sucre, du pain blanc, du lait, des vêtements, du bois. Mais, plus le temps avançait, plus il vivait sévèrement, se refusant tout superflu. Il arriva de la sorte à ne plus rien recevoir, sauf, une fois par semaine, du pain noir. Tout ce qu’on lui apportait, il le distribuait aux pauvres qui venaient à lui. Tout son temps, le père Serge le passait dans sa cellule, en prières ou en entretiens avec les visiteurs qui devenaient de plus en plus nombreux. Le père Serge n’allait à l’église que trois fois par an, et sortait seulement pour chercher l’eau et le bois dont il avait besoin. Après cinq années de cette vie, était arrivé cet événement avec Mme Makovkina, et bientôt tout le monde fut au courant de sa visite, du changement qui s’était opéré en elle et de son entrée au couvent.
À dater de ce moment la gloire du père Serge commença à grandir. Les visiteurs devinrent de plus en plus nombreux ; un moine s’installa près de sa cellule, et l’on fit construire une chapelle et un hospice. La renommée du père Serge, en exagérant comme toujours ses actes, s’étendait de plus en plus. On commençait à venir chez lui de loin, et à lui amener des malades, sur l’affirmation qu’il les guérissait. La première guérison eut lieu pendant la huitième année de sa vie de reclus. C’était celle d’un garçon de quatorze ans que la mère avait amené au père Serge, en lui demandant de lui apposer les mains. Jamais l’idée qu’il pouvait guérir un malade ne lui était venue en tête. Il eût considéré une pareille pensée comme un grand péché d’orgueil. Mais la mère qui avait amené son fils, le supplia, se jeta à ses pieds en demandant pourquoi il guérissait les autres et ne voulait pas guérir son enfant ? Elle le suppliait au nom du Christ. Le père Serge lui ayant répondu que Dieu seul pouvait guérir, elle lui dit qu’elle lui demandait seulement de poser sa main sur son enfant et de prier. Le père Serge refusa et entra dans sa cellule. Mais le lendemain (on était en automne et les nuits étaient déjà froides), en sortant de sa cellule pour chercher de l’eau, il vit de nouveau la même femme avec son fils, un pâle garçon de quatorze ans, et entendit les mêmes supplications. Le père Serge se rappela la parabole du juge injuste, et bien que jusqu à présent il ne doutât pas qu’il devait refuser, il se mit à prier jusqu’à ce qu’en son âme la décision prit corps. Cette décision fut qu’il devait accéder à la prière de la femme, que sa foi pouvait sauver son fils, et que lui, père Serge, n’était en ce cas que l’instrument choisi par Dieu. Et, s’avançant vers la mère, le père Serge exauça son désir. Il posa la main sur la tête de l’enfant et se mit à prier.
La mère partit avec son fils, et un mois plus tard l’enfant était guéri. Alors, le bruit du pouvoir guérisseur du Saint Serge, comme on l’appelait maintenant, se répandit alentour.
Dès lors, il ne se passa pas de semaine sans que des malades vinssent trouver le père Serge, et, n’ayant pas refusé aux uns, il n’avait pas le courage de refuser aux autres. Il apposait la main et priait. Plusieurs étaient guéris, et la gloire du père Serge se répandait de plus en plus. Ainsi s’écoulèrent sept années dans le couvent et treize dans l’isolement. Le père Serge avait l’apparence d’un vieillard ; sa barbe était longue et blanche, mais ses cheveux, bien que rares, étaient encore noirs et bouclés.
Pendant plusieurs semaines le père Serge vécut avec une seule pensée qui ne le quittait pas : faisait-il bien en se soumettant à la situation dans laquelle moins lui-même que l’archimandrite et le supérieur l’avaient placé ? Cela avait commencé après la guérison d’un garçon de quatorze ans, et depuis, chaque mois, chaque semaine, chaque jour, Serge sentait que sa vie intérieure se détruisait et se remplaçait par la vie extérieure.
C’était comme si on l’eût retourné. Serge voyait qu’il était un moyen d’attirer au couvent les visiteurs et les bienfaiteurs, et que c’était pourquoi les autorités monacales le plaçaient dans les conditions où il pouvait être le plus utile. Par exemple, on ne lui laissait plus la possibilité de travailler. On lui donnait tout ce qui pouvait lui être nécessaire, et on exigeait de lui qu’il ne refusât pas sa bénédiction aux personnes qui venaient le voir. Pour sa commodité, on avait fixé le jour qu’il recevait. On avait aménagé une salle de réception pour les hommes, avec un endroit entouré d’une barrière, afin qu’il ne soit pas renversé par les visiteurs qui se pressaient vers lui, d’où il pouvait bénir ceux qui venaient. Si on lui eût dit qu’il était nécessaire aux gens, qu’obéissant à la loi d’amour du Christ il ne pouvait refuser de se montrer à ceux qui désiraient le voir, que son refus serait une cruauté, il lui eût été impossible de n’en pas convenir ; mais, à mesure qu’il se laissait aller à cette vie, il sentait que l’intérieur devenait l’extérieur, qu’en lui se tarissait la source d’eau vive, et que ce qu’il faisait, il le faisait de plus en plus pour les hommes et non pour Dieu. Faisait-il un sermon, bénissait-il les visiteurs, priait-il pour des malades, donnait-il des conseils aux gens sur la direction de leur vie, écoutait-il les remerciements de ceux qu’il avait secourus ou par la guérison, comme on le lui affirmait, ou par ses paroles, il ne pouvait ne pas s’en réjouir, il ne pouvait ne pas songer aux conséquences de ses actes, à son influence sur les hommes. Il pensait qu’il était un flambeau ardent, et plus il pensait cela, plus il sentait que s’affaiblissait, que s’éteignait la lumière divine de la vérité qui brûlait en lui. « De ce que je fais, combien y a-t-il pour Dieu et combien pour les hommes ? » Cette question le tourmentait sans cesse, et jamais il ne pouvait ou plutôt ne se décidait à y répondre. Il sentait au fond de son âme que le diable avait remplacé toute son activité pour Dieu par son activité pour les hommes. Il le sentait, parce que, de même qu’auparavant il lui était pénible d’être arraché à sa solitude, de même maintenant sa solitude lui pesait. Les visiteurs le fatiguaient, mais, au fond de son âme, il était heureux de les recevoir et se réjouissait des louanges dont on l’entourait. À un certain moment il avait résolu de s’en aller, de disparaître. Il avait même tout combiné pour cela. Il s’était préparé une blouse de paysan, un pantalon, un caftan, et un bonnet. Il avait expliqué que ces choses lui étaient nécessaires pour donner à ceux qui demandaient, et il les gardait dans sa cellule, réfléchissant comment il se vêtirait, se couperait les cheveux et s’en irait. D’abord, il prendrait le train, ferait en chemin de fer trois cents verstes, et ensuite irait à pied et mendierait dans les villages. Il questionna un vieux soldat pour apprendre de lui comment il mendiait, ce qu’on lui donnait, où on le laissait passer la nuit. Le soldat lui apprit où et à quelle époque on donnait plus volontiers, et où on l’accueillait plus facilement pour la nuit. Le père Serge voulut faire ainsi. Une fois même il s’habilla, pendant la nuit, se préparant à partir. Mais il ne savait ce qui était bien : rester ou partir ? D’abord il était indécis, puis l’indécision passa. Il s’habitua et se soumit au diable. Seul l’habit de paysan lui rappelait ces pensées et ces sentiments.
Le nombre des gens qui venaient le voir augmentait de jour en jour, et il lui restait de moins en moins le temps pour se fortifier moralement et fuir. Parfois, il se disait qu’il était devenu semblable à un endroit où était autrefois une source : « Une faible source d’eau vive coulait doucement de moi, c’était la vraie vie, quand elle me tenta. » (Il se rappelait toujours avec enthousiasme cette nuit-là, et celle qui était maintenant la mère Agnès.) « Elle avait goûté cette eau pure, mais depuis, l’eau n’avait pas le temps de couler que les assoiffés venaient et se bousculaient pour en avoir. Et ils l’avaient troublée, la boue seule restait. » Ainsi pensait-il dans ses rares moments de calme. Mais son état le plus ordinaire était la fatigue et l’attendrissement sur soi-même, à cause de cette fatigue.
C’était au printemps, la veille de la mezzo-pentecôte. Le père Serge disait les vêpres, dans sa chapelle, près de sa cellule. Il y avait autant de monde que la chapelle en pouvait contenir, une vingtaine de personnes. C’étaient rien que des messieurs et de riches marchands. Le père Serge laissait entrer tout le monde, mais le choix était fait par le moine attaché à sa personne et que, du couvent, on envoyait chaque jour à son ermitage. Une foule d’environ quatre-vingts personnes, des pèlerins, surtout des femmes, attendait au dehors la sortie du père Serge et sa bénédiction. Le père Serge officiait. Quand il sortit en chantant la gloire de son prédécesseur, il chancela et serait tombé si un marchand et un moine faisant office de diacre, qui se trouvaient derrière lui, ne l’eussent soutenu.
— Qu’avez-vous ? Père Serge ! Cher père ! Ah ! Seigneur Dieu ! prononça une voix de femme. Il est blanc comme un linge !
Mais le père Serge se remit aussitôt, et, bien que très pâle, il écarta le marchand et le diacre et continua à chanter. Le père Sérapion, le diacre, le sacristain et une dame, Sophie Ivanovna, qui vivait toujours près de l’ermitage et soignait le père Serge, le suppliaient de cesser le service.
— Ce n’est rien, rien, dit le père Serge, en souriant à peine sous sa moustache et sans interrompre le service. « Les saints font ainsi », pensa-t-il.
— Le saint ange de Dieu ! entendit-il prononcer derrière lui en même temps par Sophie Ivanovna et par le marchand qui l’avait soutenu.
N’écoutant pas leurs conseils, il continua l’office. De nouveau, en se bousculant, tous, par le couloir, entrèrent dans la petite chapelle, et là, bien qu’en les abrégeant un peu, le père Serge termina les vêpres. Aussitôt le service terminé, le père Serge bénit ceux qui étaient là, et vint s’asseoir sur un banc, sous un orme qui se trouvait près de l’entrée de la grotte. Il voulait se reposer, respirer l’air frais ; il sentait qu’il en avait besoin, mais à peine était-il sorti que la foule du peuple se jeta vers lui, lui demandant sa bénédiction, son conseil et son aide. Il y avait là des pèlerines, qui marchaient sans cesse d’un lieu saint à l’autre, d’un religieux à l’autre, et qui s’attendrissaient toujours devant chaque lieu saint et devant chaque religieux. Le père Serge connaissait ce type ordinaire, artificiel, le moins religieux. Il y avait aussi des pèlerins, pour la plupart des soldats en retraite, déshabitués de la vie sédentaire, des vieillards misérables qui, presque tous, buvaient et vagabondaient d’un couvent à l’autre seulement pour se nourrir. Il y avait des paysans et des paysannes ordinaires, avec leurs demandes égoïstes de guérison, ou de conseils pour se décider dans les affaires les plus pratiques : le mariage d’une fille, la location d’une boutique, l’achat d’une terre, l’absolution du péché d’un enfant naturel. Le père Serge connaissait tout cela depuis longtemps, et cela ne l’intéressait pas. Il savait qu’il n’apprendrait rien de nouveau de ces gens, qu’ils ne provoquaient en lui aucun sentiment religieux ; mais il aimait à voir cette foule qui avait besoin de sa bénédiction, de ses paroles, et à qui elles étaient chères. C’est pourquoi cette foule lui était agréable en même temps qu’il en était fatigué. Le père Sérapion se mit à la chasser en disant que le père Serge était fatigué. Mais le père Serge se rappelant les paroles de l’Évangile : « Ne les empêchez pas (les enfants) de venir à moi, » et s’attendrissant sur soi-même à ce souvenir, commanda de les laisser tranquilles. Il se leva, s’approcha de la barrière près de laquelle se pressaient les gens, et il se mit à les bénir et à répondre à leurs questions d’une voix dont la faiblesse l’émut lui-même. Malgré son désir de les recevoir tous, il ne le put pas. De nouveau ses yeux s’obscurcirent, il chancela et se retint à la barrière. De nouveau il sentit que tout son sang affluait à la tête, et, d’abord, il pâlit, puis devint tout rouge.
— Oui, évidemment ce sera pour demain ; aujourd’hui je ne puis pas, dit-il, et, donnant la bénédiction générale, il s’approcha du banc. Le marchand le soutint de nouveau, et, le tenant par le bras, le fit asseoir.
— Père ! Cher père ! ne nous abandonne pas, sans toi nous sommes perdus ! disait-on dans la foule.
Quand le marchand eut fait asseoir le père Serge sur le banc, sous l’orme, il assuma le rôle d’agent de police, et se dirigea résolument vers les gens pour les chasser. Il est vrai qu’il parlait bas, de sorte que le père Serge ne pouvait l’entendre, mais il disait résolument et d’un ton bourru : « Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Il vous a béni, eh bien, que vous faut-il encore ? Allez ! autrement je vous donnerai des coups ! Bien, bien ! Quoi ? Eh ! toi, la vieille, va-t’en, va-t’en ! Où vas-tu ? On t’a dit que c’est fini... Demain on verra, mais aujourd’hui c’est fini. »
— Cher père ! Jette seulement sur nous un regard ! disait une vieille femme.
— Je t’en jetterai un regard ! Où vas-tu ?
Le père Serge, remarquant que le marchand agissait assez sévèrement, dit au sacristain, d’une voix faible, de ne pas chasser le peuple. Le père Serge savait que le marchand les chasserait quand même, et il désirait rester seul et se reposer, mais il envoya le sacristain dire cela, pour produire bonne impression.
— Bon, bon ! Je ne les chasse pas. Je les supplie seulement, dit le marchand. Ils sont contents d’achever un homme ; ils n’ont aucune pitié ; ils ne pensent qu’à eux-mêmes. On ne peut pas ! On te dit de t’en aller ! Demain ! — Et il chassa tout le monde.
Le marchand déployait un tel zèle parce qu’il aimait l’ordre, parce qu’il aimait à molester le peuple et à le gouverner, et, principalement, parce qu’il avait besoin du père Serge.
Il était veuf et avait une fille unique, malade, non mariée, et il l’avait amenée de quatorze cents verstes au père Serge, afin que celui-ci la guérît. Depuis deux ans que sa fille était malade, le marchand l’avait fait soigner en différents endroits. D’abord dans une ville universitaire, à une clinique. Le traitement n’avait eu aucun résultat. Ensuite il l’avait conduite à un paysan du gouvernement de Samara. Elle avait éprouvé alors un léger soulagement. Après cela il l’avait amenée chez un grand médecin de Moscou, à qui il avait payé de grosses sommes, mais qui n’avait rien fait.
Alors, quelqu’un lui ayant dit que le père Serge guérissait, il lui avait amené sa fille. Quand le marchand eut chassé tout le monde, il s’approcha du père Serge, et, sans plus de préparation, tomba à ses genoux et lui dit d’une voix forte :
— Saint père, bénis ma fille malade, guéris-la du mal. J’ose recourir à ta sainteté. — Et il posa l’une de ses mains au-dessus de l’autre. Tout cela avait été dit et fait comme s’il s’était agi de quelque chose de très précis, exactement défini par la loi et la coutume, comme s’il fallait demander la guérison d’une fille précisément de cette façon, et non d’une autre. Il avait fait cela avec une telle assurance, qu’il sembla au père Serge lui-même que cela devait être fait et dit précisément de cette façon. Cependant, il lui ordonna de se relever et de raconter de quoi il s’agissait. Le marchand lui raconta que sa fille, âgée de vingt-deux ans, était tombée malade après la mort foudroyante de sa mère. Elle avait fait « Ah ! » disait-il, et depuis elle était malade. Voilà pourquoi il l’avait amenée de quatorze cents verstes, et elle attendait à l’hospice que le père Serge veuille bien ordonner de l’amener. Dans la journée elle ne marchait pas, craignant la lumière, et ne pouvait sortir qu’après le coucher du soleil.
— Est-elle très faible ? demanda le père Serge.
— Non. Elle n’est pas particulièrement faible. Elle est assez corpulente, mais seulement elle est neurasthénique, comme disent les médecins. Si le père Serge ordonnait de l’amener aujourd’hui, je courrais tout de suite à l’hospice. Le père Serge vivifierait le cœur du père, et, par ses prières, sauverait sa fille malade. — Le marchand tomba brusquement à genoux, et, la tête inclinée au-dessus de ses mains, attendit. Le père Serge lui ordonna de nouveau de se relever, et après avoir songé combien cette existence, qu’il supportait cependant, lui était pénible, il soupira profondément, et, après un silence de quelques secondes, il dit au marchand :
— Bon. Amène-la ce soir. Je prierai pour elle. Mais maintenant je suis fatigué ; — il ferma les yeux. — Va, je te ferai prévenir.
Le marchand s’éloigna sur le sable, sur la pointe des pieds, ce qui faisait grincer encore davantage ses bottes. Le père Serge demeura seul.
Toute la vie du père Serge était remplie par les offices et les visites. Mais cette journée avait été particulièrement pénible. Le matin, il avait reçu un haut fonctionnaire, avec qui il s’était entretenu longuement ; après, une dame avec son fils, jeune professeur de l’université, un incroyant que sa mère, qui croyait ardemment et qui vénérait le père Serge, lui avait amené, en le suppliant de causer avec lui. L’entretien avait été très pénible. Le jeune homme, évidemment, n’avait nulle envie de discuter avec le moine, et tombait d’accord avec lui sur toutes les questions, comme avec un homme faible. Mais le père Serge voyait que le jeune homme ne croyait pas, et que, malgré cela, il se sentait très à l’aise et très calme. Maintenant le père Serge se rappelait avec dépit cette conversation.
— Voulez-vous prendre quelque chose, père ? demanda le sacristain.
— Oui, apportez-moi quelque chose.
Le sacristain alla dans la cabane construite à dix pas de la grotte et le père Serge resta seul. Depuis longtemps déjà, le père Serge ne vivait plus seul, faisant par lui-même tout ce dont il avait besoin, et ne se nourrissant que d’hosties et de pain. Depuis longtemps déjà on lui avait fait entendre qu’il n’avait pas le droit de négliger sa santé, et on le nourrissait de plats maigres mais très substantiels. Il mangeait peu, mais beaucoup plus qu’auparavant, et il mangeait souvent avec un plaisir particulier, et non comme auparavant, avec dégoût et avec la conscience du péché. C’était ainsi maintenant. Il mangea du gruau cuit, la moitié d’un pain blanc, et but une tasse de thé.
Le sacristain s’éloigna, et il resta seul sur le banc, sous l’orme. C’était une merveilleuse soirée de mai, les feuilles venaient d’éclore sur les bouleaux, les trembles, les ormes, les merisiers, les chênes ; les buissons de merisiers étaient tout en fleurs, et les pétales ne se détachaient pas encore. Un rossignol tout à fait près, et deux ou trois autres en bas, près du ravin, sifflaient et égrenaient leurs trilles. Au loin, sur la rivière, s’entendait le chant des ouvriers qui rentraient probablement du travail. Le soleil se couchait derrière la forêt, semant ses rayons brisés à travers le feuillage. Tout ce côté était vert clair, l’autre était sombre. Les scarabées volaient, se heurtaient aux arbres et tombaient.
Après avoir soupé, le père Serge se mit à réciter une prière à lui : « Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de nous ! » Ensuite il récita un psaume, et, tout d’un coup, au milieu du psaume, un moineau, volant d’un buisson par terre, s’approcha de lui en pépiant et sautillant, puis, effrayé par quelque chose, s’envola. Il récitait une prière dans laquelle il parlait de son renoncement au monde, et il la récitait hâtivement afin d’envoyer chercher le marchand et sa fille malade. Elle l’intéressait. Elle l’intéressait parce que c’était une distraction, et aussi parce que son père et elle le regardaient comme un saint dont la prière est exaucée. Il niait cela, mais, au fond de son âme, il se croyait tel. Il s’étonnait souvent de ce que lui, Kassatzky, était devenu un religieux aussi extraordinaire, un thaumaturge, tout simplement, mais il n’y avait point de doute qu’il était tel, il ne pouvait ne pas croire aux miracles qu’il voyait lui-même, à commencer par celui de l’enfant malade, qu’on lui avait amené le premier, jusqu’au dernier : une vieille femme recouvrant la vue grâce à ses prières. Si étrange que cela fût, c’était ainsi. C’est pourquoi la fille du marchand l’intéressait ; c’était une nouvelle personne qui avait foi en lui, et il pourrait par elle confirmer sa force de guérison et sa gloire. « On vient de mille verstes ; on écrit dans les journaux ; l’empereur le sait ; dans l’Europe mécréante on me connaît, » pensa-t-il. Mais, tout d’un coup, il eut honte de sa vanité, et se mit de nouveau à prier. « Seigneur, Roi du Ciel, consolateur, viens, guéris-moi de tout mal, et sauve mon âme ! Délivre-moi de la tentation de la gloire humaine qui m’asservit ! » répéta-t-il ; et il se rappela combien de fois il avait demandé à Dieu la même chose, et combien vaines sous ce rapport avaient été, jusqu’à ce jour, ses prières. Sa prière faisait miracle pour les autres, mais lui-même ne pouvait obtenir de Dieu d’être délivré de cette passion mesquine. Il se rappelait ses prières les premiers temps de sa réclusion, quand il demandait que la pureté, l’humilité, l’amour lui fussent donnés, et qu’il lui semblait que Dieu les exauçait. Il était pur, s’était coupé un doigt, et il leva le moignon de son doigt et le baisa. Il lui semblait qu’il était humble alors qu’il ressentait du dégoût pour soi-même à cause de ses péchés ; il lui semblait qu’il possédait alors l’amour quand il se rappelait avec quel attendrissement il avait reçu un vieux soldat ivrogne qui était venu le trouver et lui avait demandé de l’argent. Et elle ! Mais maintenant !
Et il se demanda s’il aimait quelqu’un, s’il aimait Sophie Ivanovna, le père Sérapion, s’il éprouvait le moindre sentiment d’amour pour tous ces gens qui étaient venus chez lui aujourd’hui, pour ce jeune savant avec qui il avait eu une conversation si instructive, ne se souciant que de lui montrer qu’il est intelligent et qu’il est au courant de la science. L’amour de ces gens lui était agréable, nécessaire, mais pour eux il ne sentait point d’amour. Il n’avait plus maintenant ni amour, ni humilité, ni pureté. Il lui était agréable que la fille du marchand eût vingt-deux ans et il désirait savoir si elle était belle. Quand il avait questionné sur sa faiblesse, c’était précisément pour savoir si elle possédait ou non le charme de la femme. « Suis-je donc tombé si bas ! » pensa-t-il. « Seigneur, viens à mon aide ! Relève-moi, Seigneur, mon Dieu ! » Il joignit les mains et se mit à prier. Les rossignols lançaient leurs trilles, un scarabée se posa sur lui et lui grimpa sur la nuque ; il le rejeta. « Mais, existe-t-Il ? Pourquoi frappé-je à la maison fermée du dehors ? La serrure est sur la porte et j’aurais pu la voir. Cette serrure, ce sont les rossignols, les scarabées, la nature. Le jeune homme a peut-être raison. » Il se mit à prier à haute voix, à prier longuement, jusqu’à ce que ces pensées eussent disparu, jusqu’à ce qu’il se sentît de nouveau tranquille et sûr. II agita une petite sonnette, et dit au sacristain accouru de lui amener maintenant le marchand et sa fille. Le marchand ayant sa fille à son bras, la conduisit dans la cellule, et, aussitôt, s’en alla.
Cette fille était blonde, très pâle, courte, très développée de formes, et avait un visage enfantin, effrayé.
Le père Serge était assis sur le banc, à l’entrée ; quand la jeune fille passa et s’arrêta près de lui, il la bénit, et fut horrifié lui-même de la manière dont il regarda son corps. Elle passa et il ressentit comme la piqûre d’un dard. À son visage il vit qu’elle était sensuelle et faible d’esprit. En l’attendant elle s’était assise sur le tabouret. Quand il entra elle se leva.
— Je veux aller chez mon père, dit-elle.
— N’aie pas peur, dit-il, qu’est-ce qui te fait mal ?
— Tout me fait mal, dit-elle. Et, tout d’un coup, son visage s’éclaira d’un sourire.
— Tu seras guérie, dit-il. Prie.
— Pourquoi prier... j’ai prié et cela ne m’a rien fait. Elle continuait à sourire. — Vous, priez pour moi et posez vos mains sur moi. Je vous ai vu en rêve.
— Comment tu m’as vu ?
— Je vous ai vu. Vous avez posé votre main ici, sur la poitrine. — Elle prit sa main et la pressa contre sa poitrine. — Voilà, ici.
Il lui abandonna sa main droite.
— Comment t’appelles-tu ? dit-il, tremblant de tout son corps et sentant qu’il était vaincu et ne serait pas maître de son désir charnel.
— Marie. Eh bien ? Elle prit sa main et la baisa. Ensuite elle lui passa le bras autour du corps, et le serra contre elle.
— Marie ? que fais-tu ? dit-il. Marie, tu es le diable !
— Mais non, ce n’est rien. Et le tenant toujours enlacé, elle s’assit avec lui sur la couchette.
À l’aube il sortit sur le seuil. « Est-ce que tout cela est arrivé ? Le père viendra. Elle racontera tout. C’est le diable. Mais qu’ai-je fait ? Voici cette hache avec laquelle je me suis coupé le doigt. » Il prit la hache et retourna dans sa cellule.
Son serviteur parut :
— Il faut couper du bois ; donnez-moi la hache, s’il vous plaît.
Il lui remit la hache, et rentra dans la cellule. Elle était couchée et dormait. Il la regarda avec effroi. Alors, il décrocha les habits de paysan, s’en vêtit, prit les ciseaux et se coupa les cheveux, puis, en suivant le sentier, alla vers la rivière où il n’était pas allé depuis quatre ans déjà. Une route côtoyait la rivière. Il la suivit et marcha jusqu’à midi. À midi il entra dans un champ de seigle et s’y coucha. Le soir il arriva à un village. Il n’entra pas dans le village, mais poursuivit sa route vers la rivière, jusqu’au ravin. Il fut là très tôt, une demi-heure avant le lever du soleil. Tout était gris et sombre. De l’ouest venait un vent froid précédant l’aube. « Oui, il faut en finir. Dieu n’existe pas. Mais comment en finir ? Se jeter dans la rivière ? Je sais nager, je ne me noierai pas. Se pendre ? Oui, accrocher la ceinture à cette branche ! »
Cela paraissait si possible, si réalisable, que l’horreur le saisit, et comme aux moments de désespoir il résolut de prier. Mais il n’y avait qui prier. Il n’y avait pas Dieu. Il était couché, accoudé sur un bras, et, soudain, il ressentit un tel besoin de dormir qu’il ne put maintenir davantage sa tête sur son bras accoudé, mais allongea le bras, y appuya sa tête et s’endormit aussitôt. Mais ce sommeil ne dura qu’un instant. Il s’éveilla bientôt et commença tantôt à rêver, tantôt à se souvenir.
Il se voit tout enfant, dans la maison de sa mère, à la campagne. Une calèche arrive, et de la calèche descend l’oncle Nicolas Sergueiévitch, avec son énorme barbe noire taillée en pelle. Il a, avec lui, une fillette maigre, Pachenka, aux grands yeux doux et au visage timide, mince. Et voilà qu’à eux, aux garçons, on amène cette Pachenka, il faut jouer avec elle, et c’est ennuyeux. Elle est sotte, et tout cela aboutit à ce qu’on se moque d’elle et qu’on la force de montrer comment elle sait nager. Elle se couche par terre et le montre. Tous rient et la traitent en idiote. Elle s’en aperçoit, rougit et devient si piteuse, si piteuse, qu’on a honte et qu’on ne peut oublier son sourire navré, bon, docile. Serge se rappelait l’avoir rencontrée une fois après cela. C’était longtemps après, avant qu’il fût consacré moine. Elle était mariée à un propriétaire terrien qui avait dilapidé toute sa fortune et la battait. Elle avait deux enfants, un fils et une fille. Le garçon était mort tout jeune. Serge se rappelait comme il l’avait vue malheureuse. Ensuite il l’avait revue au couvent, veuve. Elle était toujours la même, on ne peut pas dire sotte, mais pas intéressante, misérable et piteuse. Elle était venue avec sa fille et le fiancé de celle-ci. Ils étaient déjà pauvres. Depuis, il avait entendu dire qu’elle vivait quelque part, dans une ville de province, et qu’elle était très pauvre. « Pourquoi ai-je pensé à elle ?» se demanda-t-il. Mais il ne pouvait chasser ce souvenir. « Où est-elle ? Que fait-elle ? Est-elle toujours aussi pitoyable que quand elle montrait sur le parquet comment on nage ? Mais pourquoi pensé-je ainsi à elle ? Qu’est-ce que cela signifie ? Il faut en finir. » Et de nouveau il était saisi de terreur, et, de nouveau, pour y échapper il pensait à Pachenka. Il resta longtemps couché, songeant tantôt à sa fin extraordinaire, tantôt à Pachenka. Pachenka se présentait à lui comme le salut. Enfin il s’endormit. En rêve il vit un ange qui venait à lui et lui disait : « Va chez Pachenka, et apprends d’elle ce que tu dois faire, en quoi est ton péché, et en quoi est ton salut. »
Il s’éveilla, et, décidant que cette vision lui était envoyée par Dieu, il se réjouit et résolut de faire ce qui lui avait été ordonné. Il savait dans quelle ville elle habitait. C’était à une distance de trois cents verstes. Il partit.
Pachenka depuis longtemps n’était plus Pachenka mais Prascovie Mikhaïlovna, une vieille femme maigre, ridée, belle-mère d’un fonctionnaire malchanceux et ivrogne, Mavrikieff. Elle habitait cette même ville où son gendre avait eu son dernier emploi, et là elle faisait vivre toute la famille : sa fille, son gendre malade, neurasthénique, et cinq petits-enfants. Elle les faisait vivre en donnant des leçons de piano à des filles de marchands, à raison de cinquante kopecks l’heure. Elle avait parfois quatre, cinq heures de leçons par jour, de sorte qu’il lui arrivait de gagner jusqu’à soixante roubles par mois. On vivait avec cela en attendant une place. Prascovie Mikhaïlovna avait envoyé des lettres à tous ses parents et connaissances, en leur demandant une place pour son gendre. Elle avait écrit également au père Serge, mais cette lettre ne l’avait pas trouvé.
C’était un samedi, et Prascovie Mikhaïlovna préparait elle-même un gâteau aux raisins secs, qu’autrefois faisait si bien le cuisinier-serf de son père. Elle voulait en régaler, le lendemain, pour la fête, ses petits-enfants. Marie, sa fille, berçait le petit. Les aînés, un garçon et une fille, étaient à l’école. Le gendre, qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit, reposait maintenant. La veille, Prascovie Mikhaïlovna n’avait pu s’endormir que très tard, car elle avait dû s’employer à apaiser la colère de sa fille contre son mari. Elle voyait que son gendre était une créature faible qui ne pouvait parler et agir autrement qu’il le faisait. Elle voyait que les reproches de sa femme n’étaient d’aucune utilité, et elle tâchait de les adoucir ; elle faisait en sorte de les éviter afin qu’il n’y eût point de mal. Elle ne pouvait pas, presque physiquement, supporter que de mauvais rapports existassent entre les gens. Pour elle il était clair qu’il n’en pouvait résulter rien de bon, au contraire. Elle ne réfléchissait même pas, tout simplement elle souffrait à la vue de la colère, comme on souffre de la mauvaise odeur, d’un bruit trop fort, ou de coups sur le corps.
Elle apprenait à Loukéria à préparer la pâte quand Michel, son petit-fils âgé de six ans, en tablier recouvrant ses jambes arquées, et en chaussettes raccommodées, accourut dans la cuisine, le visage effrayé.
— Grand-mère ! Un effrayant vieillard te cherche.
Loukéria regarda par la fenêtre.
— C’est vrai, madame ; on dirait un pèlerin.
Prascovie Mikhaïlovna frotta l’une contre l’autre
ses mains maigres, puis les essuya sur son tablier et se dirigea vers la chambre afin d’y prendre son porte-monnaie pour donner cinq kopecks. Mais se rappelant qu’elle n’avait pas de plus petite monnaie que dix kopecks, elle décida de lui donner du pain. Elle retourna au buffet, mais tout d’un coup, elle rougit de ce marchandage, et, après avoir ordonné à Loukéria de couper une tranche de pain, elle alla chercher la pièce de dix kopecks.
« En voilà un malheur, se dit-elle. Il faut donner le double. » Elle donna l’un et l’autre au pèlerin, en s’excusant, car non seulement elle n’était plus fière de sa largesse, mais le pèlerin avait un air si digne qu’elle avait honte de donner si peu.
Bien qu’il eût parcouru deux cents verstes en mendiant au nom du Christ, bien que son habit fût déguenillé, qu’il eût maigri, bruni, que ses cheveux fussent coupés, qu’il portât un bonnet et des bottes de paysan, qu’il saluât très humblement, Serge avait conservé cet air imposant qui attirait tant à lui.
Cependant Prascovie Mikhaïlovna ne l’avait pas reconnu. Du reste elle ne pouvait le reconnaître, ne l’ayant pas vu depuis près de trente ans.
— Soyez indulgent, mon père. Peut-être voudriez-vous manger ?
Il prit le pain et l’argent, et Prascovie Mikhaïlovna fut étonnée de ce qu’il ne s’en allait pas mais la regardait.
— Pachenka, je suis venu chez toi, reçois-moi.
Les beaux yeux noirs la regardaient fixement, d’un air suppliant, et des larmes y brillaient.
Sous sa moustache grisonnante, les lèvres tremblaient en un sourire navré.
Prascovie Mikhaïlovna croisa les mains sur sa poitrine desséchée, ouvrit la bouche et resta immobile, les yeux rivés sur le visage du pèlerin.
— Ce n’est pas possible ! Stepan... Serge... père Serge !
— Lui-même, prononça doucement Serge. Seulement, pas Serge, pas le père Serge, mais le grand pécheur Stepan Kassatzky, le grand pécheur. Reçois-le, aide-moi !
— Ce n’est pas possible ! Mais comment êtes-vous en cet état ? Allons.
Elle lui tendit la main, mais il ne la prit pas et la suivit.
Mais où le conduire ? L’appartement était très petit. D’abord on lui avait laissé une petite chambre, presque un réduit, au fond de l’appartement, mais ensuite, même ce réduit, elle l’avait donné à sa fille. Maintenant Marie était assise là, et berçait le nourrisson.
— Asseyez-vous ici. Tout de suite, dit-elle à Serge en indiquant un banc dans la cuisine.
Serge s’assit aussitôt : d’un geste évidemment habituel il ôta son sac, d’abord d’une épaule, après de l’autre.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Comme tu t’es humilié, cher père ! Quelle gloire, et tout d’un coup !...
Serge ne répondit pas et sourit doucement en déposant son sac à côté de lui.
— Marie ! Sais-tu qui est là ?
Et Prascovie Mikhaïlovna raconta à voix basse à sa fille qui était Serge, puis, ensemble, elles retirèrent du réduit le lit et le berceau, afin de le rendre libre, et Prascovie Mikhaïlovna y conduisit Serge.
— Reposez-vous ici. Soyez indulgent... je suis obligée de sortir.
— Où ?
— J’ai des leçons. C’est honteux à dire, je donne des leçons de musique.
— De piano ? C’est bien. Seulement, Prascovie Mikhaïlovna,... je suis venu chez vous pour une affaire. Quand pourrai-je causer avec vous ?
— J’en serai heureuse. Voulez-vous ce soir ?
— Si vous voulez. Seulement encore une demande : Ne dites à personne qui je suis. C’est à vous seul que je me suis fait connaître. Personne ne sait où je suis allé. Il le faut ainsi.
— Ah ! Et moi qui l’ai dit à ma fille.
— Eh bien, demandez-lui de ne pas parler.
Serge retira ses bottes, se coucha et s’endormit aussitôt, après une nuit sans sommeil et quarante verstes de marche.
Quand Prascovie Mikhaïlovna retourna, Serge était assis dans la chambrette et l’attendait. Il n’était pas allé dîner, mais il avait mangé la soupe et le gruau que Loukéria lui avait apporté dans sa chambre.
— Pourquoi es-tu revenue plus tôt que tu me l’avais promis ? demanda Serge. — Peut-on causer maintenant ?
— Et qui me vaut le bonheur de recevoir un tel visiteur ? J’ai laissé une leçon... Mais, passons... Je rêvais tout le temps d’aller vous voir. Je vous ai écrit, et, tout d’un coup, un bonheur pareil...
— Pachenka, les paroles que je vais te dire tout à l’heure, je te prie de les recevoir comme une confession, comme les paroles qu’à l’heure de la mort je dis devant Dieu. Pachenka, je ne suis pas un saint, je suis un vil, un ignoble pécheur, un pécheur orgueilleux pire que le pire des hommes.
Pachenka le regarda d’abord en écarquillant largement les yeux. Elle n’osait le croire, mais ensuite, quand elle comprit qu’il disait vrai, de sa main elle toucha la sienne, et dit avec un sourire navré :
— Stiva, tu exagères peut-être ?
— Non, Pachenka. Je suis un fornicateur, un assassin, un blasphémateur, un trompeur.
— Mon Dieu, qu’est-ce donc ! prononça Prascovie Mikhaïlovna.
— Mais il faut vivre. Et moi qui pensais savoir tout, qui enseignais aux autres comment vivre ! Je ne sais rien et je te prie de m’instruire.
— Que dis-tu, Stiva ? Tu te moques de moi. Pourquoi vous moquez-vous toujours de moi ?
— Bon, admettons que je me moque ; seulement dis-moi comment tu vis et comment tu as passé ta vie.
— Moi ? Mais j’ai vécu de la façon la plus triste, la plus vilaine, et maintenant Dieu me punit, et c’est mérité. Et je vis si mal, si mal...
— Comment t’es-tu mariée ? Comment as-tu vécu avec ton mari ?
— Tout était mal. Je me suis amourachée de la façon la plus vilaine. Papa n’approuvait pas mon choix, mais je ne voulus rien entendre et me mariai. Une fois mariée, au lieu d’aider mon mari, je l’ai tourmenté par la jalousie que je ne pouvais vaincre en moi.
— J’ai entendu dire qu’il était alcoolique.
— Oui, mais je n’ai pas su le retenir. Je lui en faisais des reproches. Il ne pouvait pas se dominer, et maintenant je me rappelle comme je l’en privais. Et il y avait des scènes terribles entre nous.
Et elle regardait Kassatzky avec ses beaux yeux attristés à ce souvenir.
Kassatzky se rappela qu’on lui avait raconté que le mari de Pachenka la battait ; et, en regardant maintenant son cou maigre, desséché, aux veines gonflées derrière les oreilles, et ses rares cheveux demi-blonds, demi-gris, il lui semblait voir comment cela se passait.
— Et puis je suis restée seule avec deux enfants, et sans aucune fortune.
— Mais vous aviez une propriété ?
— Encore du temps de Vassia nous avons tout vendu et tout dépensé. Il fallait vivre. Moi, comme toutes les demoiselles, je ne savais rien faire, et j’étais particulièrement ignorante. Ainsi nous avons dépensé tout ce qui me restait d’argent. J’ai fait donner des leçons aux enfants. Sacha a appris un peu, Mitia qui était déjà en quatrième est tombé malade et Dieu l’a pris. Marie a aimé Vania, qui est devenu mon gendre. Quoi ! c’est un brave homme, mais un malheureux ; il est malade.
— Maman ! l’appela sa fille, prenez Michel, je ne peux pas me couper en deux.
Prascovie Mikhaïlovna tressaillit, se leva, et, marchant rapidement dans ses chaussures usées, elle ouvrit la porte. Elle rentra aussitôt avec un garçon de deux ans sur les bras qui se rejetait en arrière, et agrippait ses mains à son fichu.
— Eh bien ! où en étais-je ? Ah oui. Il avait une bonne place et son chef était très gentil ; mais Vania n’a pas pu la garder ; il a donné sa démission.
— De quoi est-il malade ?
— De neurasthénie. C’est une maladie terrible. Nous avons consulté le médecin d’ici ; il aurait fallu partir, mais nous n’en avons pas les moyens. J’espère toujours que cela passera ainsi. Ce n’est pas qu’il souffre particulièrement, mais...
— Loukéria ! s’entendit sa voix fâchée et faible. On l’envoie toujours quand on a besoin. Maman !
— Tout de suite, s’interrompit de nouveau Prascovie Mikhaïlovna. — Il n’a pas encore dîné. Il ne peut pas dîner avec nous.
Elle sortit, arrangea là-bas quelque chose et retourna en essuyant ses mains maigres, brunies.
— Alors voilà comment je vis, et je me plains toujours et suis toujours mécontente. Mais, Dieu merci, les petits-enfants sont tous très bons et bien portants, et l’on peut encore vivre. Mais à quoi bon parler de moi...
— Et de quoi vivez-vous ?
— Je gagne un peu. Voilà, cela m’ennuyait d’apprendre la musique, et comme cela m’est utile maintenant ! — Elle tenait sa petite main sur la commode près de laquelle elle était assise et pianotait dessus.
— Combien vous paie-t-on les leçons ?
— On paie un rouble, cinquante kopecks ; il y en a même à trente kopecks. Ils sont tous si bons pour moi.
— Et est-ce que vos élèves font des progrès ? demanda Kassatzky en souriant à peine des yeux.
Prascovie Mikhaïlovna ne vit pas tout de suite le sérieux de la question, et le regarda interrogativement.
— Ils font des progrès. Il y a une gentille petite fille, la fille d’un boucher ; une brave et bonne enfant... Voyez-vous, si j’étais une meilleure femme, sans doute, par les connaissances de mon père, je pourrais trouver une place pour mon gendre. Mais je ne suis bonne à rien et je les ai tous amenés où ils en sont.
— Oui, oui, fit Kassatzky en inclinant la tête. Eh, bien, Pachenka, et sous le rapport religieux, comment vivez-vous ? demanda-t-il.
— Ah ! ne m’en parlez pas ! Si mal ! Je communie avec les enfants et les conduis à l’église, mais il m’arrive de n’y pas aller pendant des mois. J’y envoie les enfants.
— Et pourquoi n’allez-vous pas à l’église ?
— À vrai dire, — elle rougit, — c’est que j’ai honte de ma robe rapiécée devant ma fille et mes petits-enfants, et que je n’ai pas de robe neuve. Et, tout simplement, je suis paresseuse.
— Eh bien, et à la maison, priez-vous ?
— Je prie. Mais quelle prière est-ce ! Comme ça, machinalement. Je sais qu’on ne doit pas prier ainsi, qu’il faut prier autrement, mais je n’ai pas de vraie dévotion. La seule chose qu’il y a, c’est qu’on connaît sa propre lâcheté...
— Oui, oui ; c’est cela, c’est cela, dit Kassatzky comme l’approuvant.
— Tout de suite, tout de suite, répondit-elle à l’appel de son gendre, et, en réparant sa coiffure, elle sortit de la chambre.
Cette fois, il s’écoula assez longtemps avant son retour. Quand elle revint, Kassatzky était assis dans la même position, les coudes appuyés sur les genoux et la tête baissée, mais son sac était sur son dos. Quand elle rentra, tenant une petite lampe de tôle, sans abat-jour, il leva sur elle ses beaux yeux fatigués et soupira profondément.
— Je ne leur ai pas dit qui vous êtes, commença-t-elle timidement. Je leur ai dit que vous êtes un pèlerin, d’origine noble, et que je vous ai connu autrefois. Allons dans la salle à manger, prendre le thé...
— Non.
— Eh bien, je vous l’apporterai ici.
— Non, je n’ai besoin de rien. Que Dieu te sauve, Pachenka. Je vais partir. Si tu as pitié de moi, ne dis à personne que tu m’as vu. Je t’en conjure au nom de Dieu, ne le dis à personne. Je te remercie. Je t’aurais saluée très bas, mais je sais que cela te gênerait. Pardonne-moi au nom du Christ.
— Bénissez-moi.
— Dieu te bénira. Pardonne au nom du Christ. Il voulait s’en aller, mais elle ne le laissa pas partir ainsi. Elle lui apporta du pain, des craquelins et du beurre. Il prit le tout et sortit.
Il faisait noir. Il n’avait pas dépassé deux maisons que déjà elle avait cessé de le voir, et elle ne comprit qu’aux aboiements du chien du prêtre qu’il poursuivait sa route.
« Alors, voilà ce que signifie mon rêve. Pachenka est précisément ce que je devais être et ne fus pas. Moi, j’ai vécu pour les hommes sous prétexte de vivre pour Dieu ; elle vit pour Dieu, en s’imaginant vivre pour les hommes. »
« Oui, une seule bonne action, un verre d’eau donné sans la pensée de la récompense, est plus précieuse que tous les bienfaits que j’ai répandus sur les hommes. Mais, dans mes actes, n’y avait-il point un grain du désir de servir Dieu ? » se demanda-t-il. Il se répondit : « Oui, mais tout cela était souillé, étouffé par la gloire humaine. Oui, Dieu n’existe pas pour celui qui, comme moi, a vécu pour la gloire humaine. J’irai LE chercher. »
Il s’en alla comme il était venu chez Pachenka, d’un village à l’autre, se liant avec les pèlerins et demandant au nom du Christ du pain et un abri. Il arrivait parfois qu’une méchante femme l’injuriait, qu’un paysan qui avait trop bu l’insultait, mais dans la plupart des cas on lui donnait à manger et à boire et même des provisions pour la route. Sa noble mine disposait même certains en sa faveur. D’autres, au contraire, semblaient se réjouir de ce qu’un monsieur était tombé si bas. Mais sa douceur les vainquait tous.
Souvent il trouvait dans une maison l’Évangile, le lisait, et, partout et toujours, les gens s’attendrissaient, s’étonnaient, et l’écoutaient comme quelque chose à la fois de nouveau et de très connu depuis longtemps.
S’il lui arrivait de rendre service à quelqu’un, soit par ses conseils, soit par son savoir, soit en réconciliant des gens brouillés, il ne voyait point leur reconnaissance parce qu’il s’empressait de s’en aller. Et, peu à peu, Dieu se mit à se manifester en lui.
Une fois qu’il cheminait avec deux vieilles femmes et un soldat, un monsieur et une dame en cabriolet attelé d’un trotteur, et un monsieur et une dame à cheval, les arrêtèrent. Le mari de la dame avec sa fille allaient à cheval. La dame était dans le cabriolet en compagnie d’un étranger, évidemment un Français.
Ils les arrêtèrent pour montrer à ce Français les pèlerins qui, d’après les superstitions propres au peuple russe, vagabondent d’un endroit à l’autre au lieu de travailler.
Ils parlaient en français, pensant qu’on ne les comprenait pas.
— Demandez-leur, dit le Français, s’ils sont bien sûrs que leur pèlerinage est agréable à Dieu.
On leur fit cette question. Les vieilles répondirent : — Dieu jugera.
On interrogea le soldat. Il répondit qu’il était seul et ne savait où aller.
On demanda à Kassatzky qui il était.
— Serviteur de Dieu.
— Qu’est-ce qu’il dit ? Il ne répond pas ?
— Il dit qu’il est serviteur de Dieu.
— Il doit être un fils de prêtre. Il a de la race. Avez-vous de la petite monnaie ?
Le Français avait de la petite monnaie et il donna vingt kopecks à chacun d’eux.
— Mais dites-leur que ce n’est pas pour acheter des cierges ; que je leur donne pour qu’ils se régalent de thé. « Tchaï, tchaï » dit le Français en souriant. — Pour vous, mon vieux, dit-il en tapotant de sa main gantée l’épaule de Kassatzky.
— Christ vous sauve ! répondit Kassatzky sans remettre son bonnet et saluant de sa tête chauve.
Pour Kassatzky cette rencontre était particulièrement heureuse. Elle lui avait permis d’éprouver son mépris de l’opinion des hommes, et cela lui avait été très facile. Il prit les vingt kopecks et les donna à son compagnon, un mendiant aveugle. Moins l’opinion des hommes avait d’importance à ses yeux, plus fortement il sentait Dieu.
Kassatzky cheminait ainsi depuis huit mois. Au neuvième mois, il fut arrêté dans un asile d’un chef-lieu de province où il avait passé la nuit avec des pèlerins. Comme il n’avait pas de passeport, on le conduisit au poste. Quand on le questionna sur son passeport, il répondit qu’il n’en avait pas et qu’il était un serviteur de Dieu. On le classa parmi les vagabonds et il fut déporté en Sibérie.
En Sibérie, il s’installa sur la terre d’un riche paysan. Maintenant, il vit là-bas. Chez son maître il travaille au potager, enseigne l’écriture aux enfants et soigne les malades.
Été 1891. Version définitive 1904.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 31 octobre 2012.
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